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Festivals

Le chant du départ – Cannes 2014

par Gilles Jacob

    Cannes 2014… l’effervescence, les films, les prix. Et un moment plus émouvant que les autres, lorsque Gilles Jacob, président de l’événement depuis 2001 (il en avait été le délégué général auparavant depuis 1978), montait sur scène, pour une dernière fois, pour remettre la caméra d’or. Les bravos n’étaient pas feints.

    Lors de sa passation de pouvoir, au prochain président Pierre Lescure, Gilles Jacob a prononcé ce discours, à son image, élégant, vibrant, touchant. Et comme les “belles vies” se partagent, nous le publions aujourd’hui en adressant à notre tour nos plus sincères remerciements à M. Gilles Jacob, un autre de ces hommes-cinéma, qui manquera.

Un jour, il y a cinq ans, je me suis dit : et qu’est ce que tu feras après? J’avais à l’esprit l’image du bonhomme dans Citizen Kane, réchauffant ses vieilles jambes aux rayons déclinants du soleil couchant et à qui l’infirmière revêche refuse un dernier cigare. Et mon être se dissolvait en un brouillard d’appréhension et de défense. Alors, peu à peu, en cachette, par des livres, des photographies, des tweets, j’ai préparé l’heure de la reconversion (quel joli mot même s’il commence comme celui, affreux, de retraite!). Nous y sommes. J’ai travaillé sans relâche : il ne me manque pas un bouton de guêtre pour enchaîner ma nouvelle activité à celle – glorieuse – que je quitte. Ramenant le monde à sa juste proportion, mon nouveau bureau m’attend, dans l’immeuble du festival et de la Cinéfondation que je vais désormais diriger, et d’où l’on découvre les choses si intensément qu’on aperçoit la Tour Eiffel de l’autre côté du bow-window avec mon propre fantôme reflété dans la vitre.

Ça m’a donné envie de rire, question retour à la réalité,  quand le chauffeur de taxi m’embarquant pour l’aéroport m’a demandé si je connaissais le festival de Cannes. Si je connais le festival de Cannes! Mon Dieu, je ne vais pas lui égrener mes trente-huit années bien tassées au service de cette sublime institution. Cinquante si on ajoute celles comme critique de cinéma en ayant rendu compte. Tout de même, peut-être, cette année-ci, celle de mon départ, même si elle ne prétend pas chercher du côté des grandes dates de l’Histoire…

J’avais deux objectifs au début de mon dernier festival comme président, auxquels je me suis cramponné comme l’huître à son rocher. Le premier était d’aller jusqu’au bout du festival sans trop laisser voir que je souffrais d’une cruelle cruralgie. Moins connue que la sciatique mais plus douloureuse et sévissant plus longtemps, la cruralgie est une sciatique qui prend les devants dans la mesure où elle meurtrit le nerf antérieur de la jambe, comme si on remplaçait un fakir dormant sur sa planche à clous. Il doit y avoir quelque chose de psychosomatique là-dedans ou je ne m’y connais pas.

Sur une patte, héron Jacob n’était donc guère à l’aise pour gambader dans le grand escalier aux marches rouges, il lui a fallu, solidement ancré au sommet de celles-ci, un tabouret de bar pour soutenir le choc et un malabar pour le protéger d’effusions renversantes pendant les douze jours où les courtisans l’assiégeraient encore.

Le second objectif, non moins  difficile à atteindre, était de tout prévoir pour ne pas se laisser submerger par l’émotion. D’éviter de quitter la scène en agitant un mouchoir trempé de larmes, entre le Pour qui y s’prend, çui là?, et l’apothéose finale des soupirs collectifs. Prévoir quoi? Rien, justement. Pas de célébration, ni de glorification qu’auraient souhaitées les pouvoirs publics. Simplement un salut final, digne, léger, discret, avec une allusion à Au revoir, les enfants de mon ami Louis Malle qui racontait ce qui avait été bien près de m’arriver pendant l’Occupation. On a pu voir mon au revoir à moi à la télévision, moins affreux celui-ci, je n’y reviens pas. Mais ce qu’on n’a pas vu, c’est la manière dont le nouveau Maire de Cannes, David Lisnard, m’a montré à la fin de mon dernier conseil d’administration qu’il existait des hommes politiques reconnaissants. Parmi d’autres offrandes plus officielles il m’a remis le livre de mes tweets confectionné en hâte de nuit par ses troupes. Un objectif pour Iphone et une photo du palais des festivals dont j’avais lancé étourdiment qu’il fallait le raser, voilà une manière affectueuse de me désobéir. Et la ministre de la culture, Aurélie Filippetti, n’a pas été moins inventive avec la tablette Ina de toutes mes déclarations, émissions, discours, depuis… quarante ans.

Parmi toutes les actions comme la Caméra d’or, mes films sur le festival, Chacun son cinéma ou la palme des palmes, que ma longévité à la direction du festival m’a permis d’entreprendre, sans doute ont-ils tenu à en souligner deux qui se rejoignent : la défense des cinéastes opprimés dans leur pays où qu’ils se trouvent, une relation quasi fraternelle ensuite de franchise et d’estime réciproques avec tous les créateurs du monde entier, les français comme les étrangers, que je lègue à mon successeur, Pierre Lescure, avec une trésorerie multipliée par trente-sept, sûr que des deux, il fera bon usage.

Et peut-être aussi un certain esprit de simplicité, de convivialité et d’amour de la découverte. Rien n’est plus passionnant pour un directeur de festival international de haut niveau que de découvrir les Moretti, les Dardenne, les Kieslowski, les Lars von Trier, les Coen, les Soderbergh ou les Tarantino alors qu’ils ne sont encore que de jeunes cinéastes inconnus.

D’où peut-être ces messages d’affection que je reçois de  ces cinéastes, mes amis, qui m’ont offert la chose au monde la plus émouvante quand on regarde en arrière : une belle vie.


10 juillet 2014