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Festivals

Le film sur l’art n’a pas dit son dernier mot : un avant-goût du FIFA 2017

par Gilles Marsolais

Si on s’intéresse au créneau du film sur l’art, on est forcément confronté à un nombre imposant de films documentaires conçus par et pour la télévision qui, a priori, pourraient être soumis à l’un ou l’autre des formatages que présuppose cette approche. Mais, on aurait tort de rejeter du revers de la main cette offre qui est plus diversifiée que ne le laisse entendre ce préjugé tenace. La télévision même mue sous nos yeux, souvent pour le mieux, et le film sur l’art en profite. Ainsi, fortement impliquée dans cette production, la chaîne Arte favorise parfois l’émergence de quelques films qui méritent le détour, voir d’un objet rare qui se distingue par la qualité de son approche (d’un artiste ou d’un mouvement) ou par son audace au plan formel. Certes, il faut chercher parmi une production abondante pour trouver ces perles rares, mais l’exercice en vaut la peine. Incidemment, il se trouve facilité quand un événement comme le FIFA (le Festival du film sur l’art qui célèbre cette année son 35e anniversaire, avec une équipe entièrement renouvelée) propose une présélection de titres réduite, qui se veut plus rigoureuse, ramenée à une échelle plus humaine que par le passé.

Quelques films se rapportant au cinéma méritent déjà d’être soulignés, ne serait-ce que par leur façon énergique de brosser un portrait plus juste de cinéastes que l’on croit bien connaître. Au premier chef, Buster Keaton, un génie brisé par Hollywood de Jean-Baptiste Péretié. Ce documentaire captivant, dans lequel le cinéma retrouve ses droits, remet sur les rails l’ensemble d’une œuvre méconnue qui fut finalement éclipsée par un seul de ses titres, l’inoubliable The General / Le mécano de la « Général » (1926), pratiquement le dernier film où Buster Keaton assume aussi la fonction de réalisateur. Preuves à l’appui, avancées au moyen d’un montage dynamique qui recourt uniquement aux archives de ses films, Jean-Baptiste Peretié rappelle et souligne à quel point cet « ingénieur-poète » doublé d’un remarquable acrobate, fut un véritable expérimentateur du cinéma par son sens inné de l’improvisation, par sa scénarisation inventive, par la qualité de ses cadrages et par son sens aiguisé du montage. En étant son propre producteur et en étant partout lors de la réalisation, effectuant même toutes ses cascades sans doublure, Buster Keaton disposait de la plus totale liberté dans ses prises de risques qu’il concoctait avec une petite équipe qui lui était fidèle. Le rêve, quoi ! Donc, au moyen d’extraits de films pratiquement rayés de notre mémoire, ce documentaire nous fait prendre la juste mesure de cet artiste véritable, il met en valeur son génie et l’ampleur de sa contribution au 7eArt. Aussi, au passage, Jean-Baptiste Peretié corrige la méprise persistante relative à la prétendue inadaptation de Buster Keaton au cinéma parlant, une faiblesse qui aurait mis fin à sa carrière. Il rétablit les faits en focalisant plutôt sur le rôle néfaste joué par la M.G.M. avec sa lourdeur administrative, en insistant notamment sur les interventions de Mayer et Thalberg qui ensemble auraient dépouillé l’artiste de ses repères et des instruments de sa créativité. Après le premier film qu’il y produisit, The Cameraman / L’opérateur (1928), le seul qui y fut d’ailleurs réalisé (par un autre que lui) selon sa méthode de tournage privilégiant la créativité, incluant l’improvisation, Buster Keaton, malgré le succès remporté par le film, fut sans ménagement relégué à des rôles d’acteur de second plan. Péretié aborde sans détour les causes et les effets de la déchéance qu’entraîna cette mésalliance avec un grand studio hollywoodien. En sombrant dans l’alcool, Buster Keaton atteignit alors le fond du baril. Divorcé et sans le sou, il finit même par disparaître pratiquement des écrans, avant de refaire surface tardivement. Ce documentaire intelligent produit par Arte est tout simplement passionnant par sa façon énergique de raviver le mythe. À voir sans faute.

Qui ne connaît pas Pedro Almodóvar, l’enfant terrible du cinéma espagnol. Pourtant, mine de rien, Pedro Almodóvar, tout sur ses femmes de Sergio Mondelo, réussit à rajuster le regard que nous posons sur le cinéaste, en focalisant notre attention sur un point précis : la place des femmes dans sa vie et son œuvre. La démarche est logique, elle s’impose d’elle-même puisque les femmes portent l’œuvre. Pour illustrer son propos, Mondelo contourne le piège qui lui était tendu : le défilé des têtes parlantes, fussent-elles des divas. Même s’il sollicite pourtant leurs témoignages, qui se complètent dans le feu de l’action, pour éclairer la personnalité du réalisateur sous autant de facettes. Par la magie du montage qui évite l’enfermement du récit dans un ordre récit strictement chronologique, il parvient à unifier une matière protéiforme privilégiant des archives méconnues et des extraits de films du cinéaste. Dès lors, on comprend mieux à quel point le parcours de Pedro Almodóvar, volontairement provocateur à ses débuts à l’époque de la Movida, épouse la transformation même de son pays, qui a passé du franquisme à l’Espagne moderne. Bien sûr, toutes ses femmes y sont convoquées, de sa propre mère à Carmen Maura, sans oublier les acteurs qui assument un renversement des rôles dans ses films qui exploitent l’imbroglio sexuel afin d’en imposer en quelque sorte la normalité : Gael Garcia Bernal, Javier Cámara, Miguel Bosé, Toni Cantó, etc. Avec La loi du désir (1987), Pedro Almodóvar avait déjà réussi à imposer chez le spectateur qui sortait du franquisme et de ses règlements de comptes l’idée d’une sexualité autre, comme le rappelle Sergio Mondelo en un clin d’oeil final sous la forme d’un bref extrait de ce film où Eusebio Poncela fricote le plus normalement du monde avec Antonio Banderas ! Dès lors, à partir de Femmes au bord de la crise de nerfs (1988), le cinéma espagnol ne sera plus jamais le même, comme le souligne à juste titre le réalisateur, redonnant ainsi sa place à Pedro Almodóvar qui s’imposera comme l’un des meilleurs directeurs d’actrices du cinéma moderne.

Dans les comédies qui jalonnent le dernier volet de sa carrière, Billy Wilder exploite lui aussi à maintes reprises l’ambiguïté des situations et des personnages quant à leur identité, sexe ou genre. Mais la posture de ceux-ci est outrancière (par le maquillage, les perruques, les costumes et surtout par leur démarche caricaturale) et le spectateur de l’époque s’en accommode fort bien, du moins pendant quelque temps. De fait, les situations supposément sulfureuses dans lesquelles ces personnages sont placés permet au cinéaste de jouer avec les pulsions du spectateur qui peut s’en libérer sans se sentir menacé. Dans sa production dramatique à la Paramount, qu’il venait de quitter, Billy Wilder exploitait habilement cette notion d’ambiguïté pour contourner les codes de la censure alors toute puissante, arrivant même parfois à faire croire que le film parlait d’un sujet alors qu’il traitait de toute autre chose en réalité (dont l’attirance sexuelle entre les personnages). Ici, au contraire, dans ses comédies des années 50, Wilder se sert donc de cette astuce non pas tant pour amadouer les censeurs (les ficelles y sont vraiment trop grosses pour qu’on y croit) que pour aller chercher son public et lui offrir ce qu’il voulait voir à l’écran. Sur ce plan, il savait y faire, puisqu’il était l’un des rares candidats à avoir réussi son passage de l’usine à scénarisation qu’était devenue Hollywood à la réalisation. Mais, le public se lassa assez vite de ce filon bon enfant qui fut balayé par la modernité des années 60. Comme le dit Osgood (Joe E. Brown), imperturbable devant la sortie du placard de Jerry/Daphne (Jack Lennon), perruque à la main qui virevolte au vent : « Personne n’est parfait ! ». Le documentaire de Clara et Julia Kuperberg, Billy Wilder : Nobody’s Perfect, évoquant cette ultime réplique d’un film culte, illustre fort bien le parcours du cinéaste vu sous cet angle de la culture de l’ambiguïté. Mais par un curieux effet-miroir, le rapprochement de ces deux derniers documentaires présentés au 35e FIFA cette année, consacrés à Almodóvar et à Wilder, nous permet de mieux mesurer la position radicale de Pedro Almodóvar dans son traitement de l’ambiguïté et son empreinte sur l’évolution du cinéma et de la société espagnoles.

Le renouvellement formel du genre, ou du sous-genre, qu’est le film sur l’art se manifeste aussi dans des films qui ne sont pas consacrés au cinéma. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil à Jérôme Bosch : le diable aux ailes d’ange. Certes, le dialogue entre la BD et le cinéma ne date pas d’aujourd’hui, mais l’œuvre de Bosch n’est pas sans évoquer l’idée même de la BD qui regrouperait sur une ou trois planches (comme dans ses triptyques) les multiples épisodes coulissant ou s’entrechoquant d’un même récit. Les cinéastes Ève Ramboz et Nathalie Plicot ont fait le pari audacieux d’aborder concrètement la question et d’animer – littéralement – ces « BD » de Jérôme Bosch datant du XVIe siècle ! A priori de mauvais goût, cette proposition d’animer des œuvres d’art s’incarne à l’écran comme allant de soi. Certes, parce que leurs sujets mêmes s’y prêtent. Mais, aussi et surtout, parce que la peinture d’origine ne devient pas le prétexte aux élucubrations d’un cinéaste d’animation en mal d’inspiration. Clairement, parce que le procédé est ici au service du sujet, et non l’inverse. Le recours à l’animation par ordinateur pour donner vie aux personnages fait merveille. Sans verser dans la mobilité gratuite, celle-ci favorise une approche plus dynamique de l’œuvre de Bosch, fort complexe, en dévoilant même ses replis secrets, afin d’en permettre une meilleure compréhension. En bref, faut-il le rappeler, à partir d’une illustration du comportement humain cette œuvre proposait à ses contemporains une réflexion sur cet être faible créé par Dieu, tiraillé entre le rêve du Jardin des délices et les affres de l’enfer, soumis qu’il était aux dérèglements généralisés de la société suite à la disparition du sens du sacré et de ses valeurs (entraînant dans sa dérive l’Église et le clergé), alors même que pointait à l’horizon la menace de l’Islam (après la reconquête de l’Espagne par les Chrétiens)… Incidemment, le FIFA présentera aussi, dans son volet expérimental, La tentation de Saint-Antoine par Jérôme Bosch en réalité virtuelle. Doit-on frémir devant cette autre initiative ? Sera-t-elle à classer du côté de l’hérésie ou de l’orthodoxie ? Non, le film sur l’art n’a pas dit son dernier mot…


23 mars 2017