Festivals

Pas-de-REGARD

par Jason Todd

À défaut d’écrire ces lignes entre deux séances de courts métrages dans un café quelque part à Chicoutimi, sans doute le Café Cambio, avec une accréditation orange autour de mon cou, c’est hélas de mon appartement à Montréal, isolé sous la menace d’une quarantaine prolongée, que j’essayerai de dresser un bref tour d’horizon d’un festival qui n’a pas eu lieu.

REGARD, la grande fête du court-métrage, est annulée. Vive REGARD!

Les visages étaient longs dans les couloirs de l’Hôtel Chicoutimi, disaient-on, alors que la nouvelle d’une interdiction de rassemblement parvenait aux oreilles des organisateurs du festival. Pendant que la planète tremble face à cette nouvelle pandémie, le monde de l’événementiel, tous secteurs confondus, s’écroule et les festivals de cinéma ne font malheureusement pas exception.

Or, bien que le festival se cache derrière le Parc des Laurentides et qu’il nécessite plusieurs heures de route en pleine période hivernale pour être atteint (on salue les invités qui sont venus d’Europe), la réputation internationale de l’organisation, et de ses fêtes légendaires, n’est certainement plus à faire. Bénéficiant, entre autres, du statut «Oscars-qualifying» et d’un positionnement avantageux par rapport aux autres festivals dans le monde, REGARD arrive à attirer les meilleurs courts du milieu et se présente comme une vitrine exceptionnelle sur les films et les cinéastes qui peupleront le paysage festivalier des prochains mois.

Il suffit d’un court survol de la défunte programmation pour noter la présence du film belge Da Yie (Good Night, 2020), réalisé par Anthony Nti, lauréat du Grand Prix du Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand et qui s’impose déjà comme un film à ne pas rater. Relatant l’histoire d’un homme chargé par son gang de recruter deux jeunes enfants au Ghana afin d’exécuter un travail risqué, ce film porte une attention particulière au rythme. Il nous propose une présence musicale appuyée et aux sonorités envoutantes, une mise en scène très libre, mouvementée, le tout accompagné d’un jeu de caméra inventif.

Là où Da Yie surprend par la créativité de sa mise en scène, T (2020), de la réalisatrice américaine Keisha Rae Witherspoon, gagnante de l’Ours d’Or à la Berlinale, nous charme par sa très grande liberté narrative. Une équipe de tournage suit trois participants en deuil lors de l’annuel T Ball de Miami, où les gens se rassemblent pour défiler dans des chandails siglés R.I.P. et des costumes novateurs conçus à la mémoire de leurs défunts. Flirtant avec les limites du documentaire et de l’essai philosophique, cet ovni nous plonge dans une Amérique profonde garnie de personnages mémorables, de monologues poétiques, de costumes colorés, de dance et de regards-caméra poignants. Le film offre une posture à la fois si singulière et authentique sur la culture afro-américaine du Sud des États-Unis que le mot d’ordre est clair : à voir absolument et le plus tôt possible.

Enfin, toujours parmi la compétition internationale, All Cats Are Grey in the Dark (2019) du réalisateur suisse Lasse Linder, gagnant du Grand Prix Short Cuts au TIFF en septembre dernier, est un documentaire qui explore le quotidien de Christian, un homme seul qui vit avec ses deux chats, Marmelade et Katjuscha. Souhaitant lui-même devenir père et à défaut d’avoir une compagne, il fait féconder sa chère Marmelade par un matou étranger, trié sur le volet, afin de vivre, par procuration, le bonheur d’une grossesse. À première vue, en voyant ces images d’un homme se promenant sur un bateau avec ses deux chats sur ses épaules, il est difficile de croire qu’il ne s’agit pas là d’une œuvre de fiction. Or, aux dires du réalisateur, c’est exactement dans cet état qu’il a rencontré le personnage, par hasard dans un bar, et c’est ce qui l’a convaincu de réaliser un film sur cet homme hors de l’ordinaire. Reprenant la fascination que l’être humain possède pour les chats, largement exacerbée par l’internet, Linder nous propose une aventure toute aussi grotesque que touchante et qui, à l’instar des deux autres courts, frappe par sa mise en scène posée, ses couleurs froides et un humour plutôt pince sans rire, qui se cache dans les silences et les non-dits.

En bref, ce sont là, certes, trois films internationaux qui auraient mérités d’être vus et revus par le public de Chicoutimi la semaine dernière, mais il ne faudrait pas oublier la présence de multiples films québécois, dont plusieurs effectuaient leur première mondiale, et qui comptaient sur un séjour au Saguenay pour lancer leur vie en festival.

Que dire de Landgraves (2020) de Jean-Francois Leblanc, écrit par Alexandre Auger, et qui relate avec brio le séjour tumultueux d’un journaliste musical dans un chalet pour interviewer un duo métal tout juste sorti de prison pour meurtre. Dans une atmosphère étouffante et avec une prémisse faisant référence aux mythiques groupes Mayhem et Graveland (sources de plusieurs stéréotypes reliés à la musique black métal), l’équipe nous livre un thriller psychologique maitrisé sur pratiquement toute la ligne, surtout au niveau de la structure narrative, d’une grande efficacité. Auger, impitoyable, entraine son protagoniste dans une impasse où il sera à la merci des sombres musiciens, dont le mutisme face à ses questions se transformera progressivement en de réelles menaces qui n’augureront rien de bon pour le journaliste. Mention spéciale au comédien Pierre-Luc Brillant pour son jeu plus que convaincant.

CHSLD (2020), qui signale un bref retour au format court pour le vétéran Francois Delisle, est un documentaire, intimiste à souhait, aux vertus qu’on devine presque thérapeutiques pour le cinéaste. Dans ce film, qui allie photographies et prises de son direct, Delisle nous ouvre une fenêtre sur la vie quotidienne et médicale d’une femme, sa propre mère, au terme de sa vie. Cette oeuvre, c’est un regard sur la mort imminente de cette femme, qui, au gré des minutes qui s’envolent, nous laisse si impuissant face à son départ, qu’on voudrait quasiment garder ce précieux moment uniquement pour soi. À l’instar d’un cinéma qui se veut être une expérience collective, ce film nous expose à un dialogue personnel, fragile et engageant, comme s’il nous regardait droit dans les yeux, un spectateur à la fois.

Fort d’une mention spéciale du Jury Generation à la Berlinale 2020 et gagnant de la Coupe du Court, reçu lors du Gala Prends Ça Court à Montréal, Goodbye Golovin (2019), réalisé par Mathieu Grimard, faisait également partie de la compétition à Regard. Exploration poétique très colorée sur la jeunesse d’Europe de l’Est et son désir d’émancipation, le film a entièrement été tourné dans les rues de Kiev, avec des comédiens ukrainiens. Il bénéficie d’une direction artistique et d’un travail visuel et sonore ludique, qui contraste avec le drame mis en scène par Grimard. Ce dernier, ayant fait ses classes en réalisation au sein du milieu du vidéoclip et de la publicité, a su intégrer à son œuvre narrative certains de leurs codes, bien dosés, qui souffle un vent de fraicheur sur le paysage cinématographique québécois.

SDR (2019) d’Alexa-Jeanne Dubé, artiste multidisciplinaire montréalaise, s’appuie sur les principes de l’ASMR, vidéos sensoriels qu’on retrouve sur internet, pour raconter l’histoire d’une rupture amoureuse fondée sur l’infidélité. Démultipliant l’écran en deux, parfois en trois, et même en six, la réalisatrice emprunte aux codes de l’installation vidéo et joue avec ces différents cadres afin de créer des instants de répétition, de contraste ou de synchronicité entre les images. Suite aux prises de vue intermittentes mettant en scène le moment où l’un annonce son infidélité à l’autre, il y a la narratrice, présente à l’écran, et qui chuchote (en stéréo – parfois à gauche, parfois à droite) le cours de ses pensées. Également primée au dernier Gala Prends Ça Court avec 4 prix remportés et 2 mentions du jury, Dubé rappelle avec SDR, son 3e film à titre de réalisatrice, sa pertinence dans le milieu créatif foisonnant du court métrage.

Enfin, après un long hiatus de près de 10 ans suite à la sortie de son premier film Mokthar (2010), Halima Ouardiri revient en force avec Clebs (2019), un documentaire sur un énorme refuge pour chiens errants situé au Maroc. Favorisant une mise en scène et un cadrage minimalistes, la réalisatrice suisso-marocaine n’intervient jamais auprès de ses sujets. Elle garde sa caméra en retrait et laisse le lieu et ses occupants canins s’exprimer d’eux-mêmes, là où seuls les jappements et les halètements des animaux viennent briser le silence environnant. Rapidement, une routine hypnotique s’installe et on se surprend à anticiper les prochains plans, toujours bien cadrés et dotés d’un intérêt notable pour les textures (le poil des bêtes, les murs en terre sèche, la poussière qui s’élève du sol). 750 chiens en attente d’être adoptés, leur existence suit une chorégraphie monotone et précise, qui n’est pas sans rappeler le quotidien des multiples réfugiés, humains cette-fois, qui peuplent les campements de ce monde, et qui attendent la résolution de leur sort. Gagnant de plusieurs prix, dont deux à la Berlinale cette année, le nouveau film d’Ouardiri était en bonne posture pour espérer remporter le prix du meilleur documentaire à REGARD cette année.

Freiner l’élan d’un événement de cette envergure en plein décollage n’a pas dû être de tout repos pour l’organisation et, considérant la fragilité financière inhérente à l’événementiel, on ne peut qu’espérer que les dommages collatéraux seront minimisés pour nos amis Saguenéens. On souhaite également le meilleur pour les cinéastes, producteurs et distributeurs qui plaçaient beaucoup d’espoir sur REGARD afin de lancer ou de maintenir le parcours en festival de leurs plus récents films. Entre-temps, on vous invite à jeter un coup d’oeil sur le site internet de La Fabrique Culturelle où, pour un temps limité, seront diffusés quelques uns des films mentionnés ici.

Image d’en-tête: T – Keisha Rae Witherspoon (2020)

 


19 mars 2020