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Festivals

RIDM 2013 – Rétrospective Marcel Ophuls: la traversée d’un siècle

par Jacques Kermabon

De Marcel Ophuls, on connaît surtout Le chagrin et la pitié, arbre géant qui cache une forêt de films tout aussi conséquents. La rétrospective proposée par les Rencontres internationales du documentaire de Montréal va permettre de mieux prendre la mesure de cette œuvre considérable, de ce regard réflexif parmi les plus perçants portés sur quelques tragédies du siècle passé.

On se souvient de l’hommage de Woody Allen, quand le personnage qu’il incarne tente de convaincre Annie Hall de voir Le chagrin et la pitié. « Je ne suis pas d’humeur à voir un film de quatre heures sur les nazis », lui rétorque-t-elle. La scène confirme la notoriété d’une œuvre qui a scellé la naissance de Marcel Ophuls comme cinéaste, reconnaissance non dénuée de paradoxe. D’abord, la carrière du fils de Max Ophuls avait commencé bien avant. Dans Un voyageur, son autobiographie filmée présentée à la Quinzaine des réalisateurs en 2013, il raconte comment Truffaut, croisé une première fois à l’occasion d’un entretien de Max Ophuls réalisé avec Jacques Rivette, lui proposa de tourner un sketch dans L’amour à vingt ans, lui fit rencontrer Jeanne Moreau, qui sera aux côtés de Jean-Paul Belmondo dans Peau de banane, son premier long métrage, comédie policière qui obtint un certain succès. Marcel Ophuls accepta ensuite de signer Faites vos jeux mesdames, un des nombreux polars interprétés par Eddie Constantine, l’année même où Godard achevait le personnage de Lemmy Caution dans Alphaville. Après l’échec, assez prévisible, du film, Marcel Ophuls se tourna vers la télévision.

Le chagrin et la pitié fut réalisé pour le petit écran, mais c’est à une sortie en salle qu’il doit son succès. Nombreux sont ceux qui, collégiens ou lycéens en 1971 (1), se souviennent de son impact. On se rendait par classes entières découvrir ce documentaire qui osait casser l’image d’Épinal d’une France résistante en se penchant sur une ville du centre de la France, Clermont-Ferrand. Sa dimension politique, sa résonance ont été d’autant plus amplifiées que cette exploitation sur grand écran fut assortie d’une campagne qui dénonçait la censure de la télévision française, coupable d’en interdire la diffusion. Plus précisément, l’ORTF a choisi de ne pas acheter cette production germano-suisse. Cette décision doit beaucoup à Simone Veil, alors membre du conseil d’administration de l’ORTF, qui n’eut de cesse de dénoncer le caractère partisan d’un film qui donnait une image veule des Français, en montrant du doigt une ville pourtant connue pour ses hauts faits de résistance (2). Certains ont depuis fait le rapprochement avec les recherches de Robert Paxton dont La France de Vichy fut traduit en français en 1973, un an après sa publication aux États-Unis. La réévaluation du comportement des Français pendant l’Occupation était dans l’air.

Revu aujourd’hui, Le chagrin et la pitié frappe moins pour sa dimension partisane que pour les nuances décisives qu’il apporte et sa façon de tordre le cou à la version officielle bâtie après la guerre. On y entend pourtant bien des résistants, mais ceux-ci dessinent un portrait contrasté du comportement des Français, ce que d’autres témoignages confirment. Par ailleurs, si le film est pour une bonne part situé à Clermont-Ferrand, son propos, en particulier à travers les déclarations de Pierre Mendès-France, de Jacques Duclos (dirigeant du Parti communiste français), se révèle bien plus large. Mais surtout, Ophuls a trouvé avec ce film une structure dramatique bien à lui et une forme qui impose une durée conséquente.

Il avait auparavant réalisé Munich ou la paix pour cent ans (172 min contre 270 pour Le chagrin et la pitié), magistrale leçon d’histoire, où déjà s’exprimaient son sens de la construction, sa façon de faire se heurter ou dialoguer, par le montage, des témoignages, parfois complémentaires, parfois contradictoires. Seule une longue durée permet d’aller assez loin dans les détails, la précision, les nuances, les contradictions qui font le prix des mises en scène d’Ophuls et des ramifications de la pensée qui s’y déploient. Munich… cerne ainsi au plus près le précipité des décisions, des stratégies, des ruses, des incompréhensions, des aveuglements, des maladresses, des lâchetés qui ont conduit au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Avec les limites du procédé qui consiste à refaire l’histoire avec des si, on sort du film avec le sentiment qu’une politique menée avec plus de clairvoyance et selon une autre façon de traiter assez tôt (avec) l’Allemagne hitlérienne aurait permis d’éviter la catastrophe. La touche finale du film met en parallèle une réaction de Paul Schmidt, chef interprète d’Adolf Hitler et une autre de Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères et personne clé des Accords de Munich. Ils ne regrettent rien. Si on peut, à la limite, comprendre que le premier ait trouvé exaltant d’être aux premières loges des échanges entre ces chefs politiques à ce moment crucial de l’histoire, la persistance dans l’aveuglement de Bonnet laisse un goût amer.

L’essai historique Munich…, reposait sur les déclarations d’acteurs de premier plan au moment des Accords de Munich : Édouard Daladier, président du Conseil ; André François-Poncet, ambassadeur de France à Berlin ; Sir Anthony Eden, ministre britannique des Affaires étrangères ; Erich Kordt, chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères allemand… Le chagrin et la pitié s’en distingue en entremêlant au témoignage des hommes politiques ceux d’anonymes, de commerçants, d’agriculteurs, de soldats. L’histoire n’y est plus seulement racontée par les hommes d’État, mais incarnée physiquement par plusieurs couches de la population. Elle ne se réduit pas à un discours officiel, elle devient palpable à travers des corps pas forcément rompus à la pratique de l’entretien. L’humus d’une réalité plus quotidienne, plus incertaine aussi, sourd alors, et brosse un tableau que les extraits d’actualités et de fictions de l’époque complètent.

La construction du Chagrin et la pitié s’ordonne aussi selon un mouvement qu’on retrouve souvent chez Ophuls. Il commence par donner au spectateur du connu puis, petit à petit, entre dans les nuances, les complexités, les contradictions, pousse à la réflexion. Il ne s’agit pas tant de faire le tour d’une question ou d’un sujet que, partant d’un point, de déployer des ramifications, suggérées en partie par ce que le tournage a révélé. Le magistral The Memory of Justice met ainsi en relation les atrocités nazies avec certains comportements des soldats français en Algérie et américains au Viêtnam. Toute la difficulté était de ne pas mettre sur le même plan ces horreurs commises, avec le risque de relativiser la Shoah, tout en se demandant si, de même que les criminels allemands furent jugés à Nuremberg, certaines exactions – tortures, massacres arbitraires de civils – commises en Afrique du Nord et en Asie, n’auraient pas pu conduire des militaires français et américains devant des tribunaux. Dans Veillées d’armes, Ophuls interroge la place des correspondants de guerre en se rendant sur place pendant le siège de Sarajevo tout en mettant en perspective ce nœud de conflits avec l’histoire du XXe siècle.

Avouons-le, la longueur des films d’Ophuls rend difficile d’en rendre compte sans les caricaturer, ce qui ne manque pas d’arriver. Rien ne peut remplacer l’expérience de leur découverte, de la traversée du siècle qu’ils représentent. On en sort grandis et – croit-on – plus intelligents. Cela ne se refuse pas.

(1). Le chagrin et la pitié est sorti en France le 5 avril 1971.
(2). Dans l’entretien qui figure dans le livre de Vincent Lowy, Marcel Ophuls (Le bord de l’eau éditions, 2008), le réalisateur, rappelant que Simone Veil aurait prétendu n’avoir découvert le rôle de René Bousquet sous Vichy qu’en 1978, se demande si elle ne s’est pas assoupie pendant la projection du Chagrin et la pitié, car on y voit bien le secrétaire général de la police de Pétain serrer la main à Reinhard Heydrich. Il rappelle au passage que ce même Bousquet, dans les années 1970, siégeait au conseil d’administration de l’UTA (Union de transports aériens), dirigé par Antoine Veil, mari de Simone Veil.

 

Tous les détails sur la rétrospective Ophuls
Ce texte est originellement paru dans le numéro 164 de la revue 24 Images.

 


14 novembre 2013