RIDM 2016 – Blogue 1
par Philippe Gajan
La crise migratoire et la stratégie documentaire
À quoi sert un festival ? Réponse par l’exemple au RIDM : à enchaîner Fuocoamarre, Ta’ang et Combat au bout de la nuit, une succession éclairante de chocs pour réfléchir à la crise et aux stratégies documentaires.
Comme nous le notions Ariel et moi, dans notre introduction, ces films étaient parmi les plus attendus sur la question de la crise migratoire qui hante notre époque mais également, cela va de soit, bon nombre de cinéastes si l’on en juge le nombre de films consacrés cette année à cette tragédie humaine, humanitaire, politique, etc. Mais de la même façon qu’on n’épuise pas cette question avec quelques discours vertueux (ou non, on peut penser à l’état de l’Union européenne sur cette question ou aux discours de notre premier ministre), on pouvait être sûr que le cinéma, particulièrement le cinéma documentaire, apporterait un éclairage plus ou moins brillant sur le sujet.
Premier constat, Fuocoammare, l’ours d’or de cette année, rappelons-le, n’est pas un film sur la tragédie des réfugiés, ou plutôt, n’est pas un film sur les réfugiés. Au mieux, il traite de l’indifférence, de l’impuissance, de l’inconscience, etc. de la société occidentale. Le film propose un portrait de l’île de Lampedusa comme symbole de la crise, et montre en alternance deux réalités, deux mondes parallèles, presque deux espace-temps pour mieux affirmer et dénoncer cette indifférence. D’un côté, le monde de Samuele, sorte de Toto le héros, enfant facétieux, gouailleur, incarnation de la joie de vivre et de la permanence de la culture sicilienne (chants, nourriture, art de vivre, écoulement du temps); de l’autre celle des secouristes, l’horreur charriée par ces bateaux chargés de mort. La première de ces réalités est baignée par la lumière chaude du sud de l’Italie, la seconde est filmée de façon clinique, froide, déshumanisée. Lampedusa devient sous l’oeil de la caméra de Gianfranco Rosi, plus que le symbole, la métaphore de cette tragédie.
Au mieux, car le film de Gianfranco Rosi pose énormément de questions au niveau de son éthique documentaire et la métaphore qu’il file est tout sauf subtile. Par choix (discutable?), il nie l’humanité de ces réfugiés, les ramenant à des statistiques (certes terrifiantes : 400 000 candidats à l’exil ont cherché à gagner l’île ces vingts dernières années, on estime à 15 000 le nombre de ceux qui se sont perdus en mer). Seul le médecin de l’île semble faire le pont entre ces deux réalités, refusant de s’habituer à l’horreur. À lui seul, il est le symbole de l’impuissance, alors que les secouristes sont filmés comme des robots dans un mauvais film catastrophe. Le problème que pose cette approche est que non seulement elle place le cinéaste sur le piédestal du donneur de leçon, et donc dans la position relativement arrogante de celui qui sait, mais, surtout, qu’elle ne nourrit absolument pas la réflexion du spectateur, en lui assénant des évidences (l’horreur nous renvoyant à notre propre impuissance sinon indifférence) et en opposant des humains réduit à de simples images d’épinal, des vignettes, certes très belles…, à un bétail dans une zone de triage. Il y aura bien un match de foot ou encore une chanson de type hip hop pour nous rappeler que ce bétail est humain. Mais même dans ce cas, le cinéaste, en filmant une multitude anonyme, ne parvient pas à atteindre le seuil nécessaire à un minimum d’empathie.
On comprend que, sans doute, Rosi cherche à nous donner un électrochoc. Merci Monsieur Rosi, mais c’était déjà fait, mille fois, à chaque image déversée par les médias, nous avons subis ces électrochocs. Vous ne nous aidez pas à dépasser ce sentiment d’apathie qui succède à cette impuissance que nous ressentions, peut-être déjà. Peut-être même la renforcez-vous…
Aux antipodes, peut-être du fait de cet enchaînement, le film de Wang Bing, l’un des plus grands cinéastes contemporains du documentaire d’observation, délivre un grand film humaniste en nous plongeant dans le quotidien de réfugiés à la frontière de la Chine et de la Birmanie. Quelques heures auprès de réfugiés bien «réels» cette fois-ci. Le film se déroule en grande partie une nuit au coin du feu. Et le miracle s’opère. Déchirant le voile de la tragédie, sans bien sûr la nier, Wang Bing crée en nous un sentiment de familiarité époustouflant et déchirant. Autour de ce feu, nous sommes penchés sur les épaules de ces femmes qui racontent, de ces enfants turbulents qui jouent et ne veulent pas se coucher. Dans ce campement de fortune, cerné par le bruit des combats, ils survivent, oui, mais ils vivent aussi. Et le génie du cinéaste est de nous permettre de partager cela, d’accéder à la réalité de ces frères en humanité. Il me semble que l’approche de Wang Bing, plus positive, a plus de chance de renforcer notre détermination. En filmant la vie plutôt que la mort comme chez Rosi, en brisant le quatrième mur (bien sûr différemment de la façon de procéder de Brecht), en choisissant non pas le fouet mais de tendre la main, en jouant la carte de l’inclusion plus que celle de l’exclusion, il réussit plus sûrement à briser cette quadrature du cercle qui nous mène de l’impuissance à l’indifférence.
Pour conclure (cette entrée de blogue), et pour poursuivre (cette réflexion), il faut impérativement aller voir demain Combat au bout de la nuit. Sylvain L’Espérance est allé en Grèce filmer, arracher un grand film politique au réel, une proposition ample et ambitieuse pour commencer à sortir de cette nuit d’horreur. Et sa stratégie est d’aller à la rencontre de l’autre, pour qu’il ne soit plus autre, d’accompagner ces luttes pour qu’elles deviennent les nôtres. La démarche est exemplaire, elle doit devenir nécessaire.
Philippe Gajan
12 novembre 2016