RIDM 2016 – Blogue 2
par Ariel Esteban Cayer
Tel que le soulevait Philippe Gajan dans la précédente entrée de blogue, les RIDM offrent, plus qu’un enchaînement de simples documentaires, l’occasion de se confronter à « une succession éclairante de chocs pour réfléchir à la crise ». Et s’il lui était possible de tracer un parcours des plus cohérents à travers ce premier weekend festivalier - porté par les problématiques migratoires de l’Europe comme de l’Asie – ces premiers jours de festival furent pour ma part marqués par une accumulation protéiforme de sujets, d’approches et de réalités – tantôt ludiques, autrement sérieuses.
The Stairs, par exemple, déçoit dans ce qu’il offre de plus convenu – à la fois dans sa forme, comme dans son sujet. Dans ce documentaire d’observation des plus typiques, rapiécée d’une centaine d’heures d’images et d’entrevues, le réalisateur torontois Hugh Gibson va à la rencontre de Marty, Roxanne et Greg, trois travailleurs sociaux d’un centre communautaire près de Regent Park à Toronto. Et bien que Gibson monte un documentaire infiniment empathique – sur d’anciens accros conciliant les durs moments de leur passé à l’implication communautaire de leur présent – on finit par s’interroger sur ce que le cinéaste veut bien élucider par cette démarche, au-delà des évidences. Il est certainement important d’aller à la rencontre de l’autre (surtout lorsque celui-ci s’avère si éloquent face aux questions de la dépendance, comme du travail du sexe), mais encore? La mise-en-scène (ou l’absence presque totale de celle-ci) semble pointer, par moments, vers des problématiques plus large (gentrification, indifférence), mais dans l’ensemble, ces connections restent fortuites et fugaces, peu concluantes.
On ne peut plus différent, Michael Shannon Michael Shannon John de Chelsea McMullan (My Prairie Home) prouve encore une fois que la réalité est infiniment plus étrange que la fiction. Ici, McMullan continue son exploration de sujets atypiques, documentant la plus improbable des réunions familiales. Du jour au lendemain, John abandonna sa femme et ses enfants canadiens, Michael et Shannon, pour fonder une autre famille à l’autre bout de la planète. En Thaïlande, il eut deux enfants, qu’il appela également Michael et Shannon. Initialement, John n’existe que dans les souvenirs flous, mais positifs de ses enfants. Mais lorsque McMullan et ses deux sujets vont à la rencontre de la 2e vie de leur père, son mythe s’effrite rapidement : on découvre une figure paternelle aussi pathétique qu’invraisemblable : celle d’un policier karatéka devenu motard, exilé à Pattaya, puis éventuellement assassiné aux Philippines pour une affaire d’argent louche. L’ensemble est cocasse, porté par une mise-en-scène subtilement stylisée qui met de l’avant cette tendance qu’a le réel de flirter avec la fiction. Michael Shannon permet ainsi à McMullan une jolie réflexion sur le potentiel qu’ont les vies d’être perçue comme un assemblage de petites fictions (évoquant à cet égard les séquences de son précédent film), comme une accumulation de personnalités construite et de souvenirs familiaux vaporeux, qui finissent par former une réalité qui, ici, gagne à être devenue un film.
Véritable choc de ce début de festival, Tempestad prend la forme d’un assemblage de témoignages. En voix-off asynchrone, deux femmes mexicaines – Miriam et Adela – nous racontent les effroyables histoires de leur vie. L’une fut accusée à tort de trafic humain, puis balancée dans une prison contrôlée par les narcotrafiquants. L’autre perdit sa fille Monica – probablement kidnappée. Tatiana Huezo rejoint Hugh Gibson dans son désir de donner une voix à des personnes marginalisée, mais à la différence de The Stairs, sa mise en image est tout simplement tétanisante, non moins vibrante d’empathie, malgré l’horreur absolue des événements qui nous sont racontés.
Combinant ces témoignages aux images d’un road trip poétique et imagé, puis à celle d’un lugubre cirque duquel toute joie semble être évacuée depuis la disparition de Monica, Huezo nous amène du Nord au Sud du Mexique, tout au long d’une côte dont la présence militaire et policière relève du totalitarisme. Ainsi, Tempestad fait état de ce que Huezo décrit elle-même comme « la guerre invisible » qui afflige son pays – entre un État corrompu et les narcotrafiquants qui infiltrent toutes les sphères de la vie publique, politique et privée. Disparitions, enlèvements, intimidation, trafic humain, et plus encore: le dommage collatéral de cette guerre nous est enfin présenté de la perspective de ses victimes, et non de celle – usée et abusée par Hollywood – du bon État allant à la rencontre de cette gangrène criminelle. Dans les voix tremblantes de ces deux femmes, comme dans les visages tantôt apathiques ou inquiets de tous ces visages qu’on rencontre au fil du périple, Huezo nous communique à merveille le climat de peur qui s’est emparé de son pays, tout en accomplissant un projet essentiel : celui de donner une voix à ces victimes, trop souvent des femmes, qui souffrent et subissent cette violence en silence.
Finalement, une mention tout spéciale pour la rétrospective Deborah Stratman, présentée aux RIDM par VISIONS, une série mensuelle de projections de cinéma expérimental programmée par le montréalais Benjamin Taylor. En plus de The Illinois Parables (2016), les festivaliers montréalais avaient la chance de redécouvrir un ingénieux assemblage de 4 court-métrages : On the Various Nature of Things (1995), Immortal Suspended (2013), In Order Not to Be Here (2002) et Hacked Circuit (2014). Évoquant quelque peu Landscape Suicides de James Benning, le travail de Stratman semble s’articuler ici autour d’une notion à la simplicité trompeuse : celui qu’un assemblage d’images et de sons (presque toujours asynchrone) a le potentiel d’élucider la nature cachée des choses. Autrement dit, Stratman crée avec ses images des champs ontologiques - tantôt historiques, scientifiques ou sociaux - par lesquelles comprendre les apparentes banalités du monde, et des objets qui se trouvent devant nous.
Qu’il s’agisse d’anecdotes de l’histoire de l’Illinois ; d’un simple mont; d’un serpent dévoré par des abeilles ; des images de surveillance policière qui s’avèrent mis en scène par Stratman ; des profondeurs du Smithsonian, ou bien d’une séance de bruitage… Toutes ces images, comme les sons et voix qui les accompagnent, pointent vers des systèmes toujours plus grands et plus imposants que les simples éléments qui les constituent. Ainsi, ses films révèlent un complexe réseau de savoirs et de mystères ; ils évoquent, ne serait-ce que momentanément, la vertigineuse complexité du monde. On en sort électrisés, confus, mais surtout motivés de tenter de voir, vraiment voir le monde, autant pour ses plus infimes détails que pour ses insaisissables systèmes – de contrôle(s), de savoir(s) et d’Histoire(s). N’est-elle pas là, finalement, toute la force du cinéma documentaire?
14 novembre 2016