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Festivals

RIDM 2016 – Blogue 3

par Philippe Gajan

Oui Ariel, comme tu le notes si justement :

« … tenter de voir, vraiment voir le monde, autant pour ses plus infimes détails que pour ses insaisissables systèmes – de contrôle(s), de savoir(s) et d’Histoire(s). N’est-elle pas là, finalement, toute la force du cinéma documentaire? »

La réponse, en tout cas la stratégie adopté par Sergei Loznitsa est en cela exemplaire. Que filme Loznitsa dans son nouveau film Austerlitz ? Un foule anonyme de touristes qui visite un camp d’extermination. Que voit le spectateur ? Bien sûr, la même chose. Que filme vraiment (que voit vraiment) Loznitsa ? Mais surtout, que voit vraiment le spectateur? Car la  mise en scène est en cela tout simplement confondante. Il en faut du métier pour laisser autant de place au regard. Car en vérité, Loznitsa nous laisse bien seul avec cette foule. Son exemplarité est justement de ne pas nous distraire. Pas de voix-off ici pour nous expliquer ce à quoi nous assistons, pas de panneaux pour dire l’horreur, pas de guide, pas d’écriture. Ou si peu. Simplement ces anonymes qui pourraient être nous. Quelques inscriptions sur des vêtements, le brouhaha de la foule, un sourire, un rire, quelques selfies, quelques pitreries… Une balade anonyme dans un lieu qui ne l’est pas… Car c’est là que la mise en scène fait merveille. En nous renvoyant à nous-mêmes, en nous inscrivant dans cette multitude, en évitant de focaliser sur une personne ou un fait, le camp se révèle mille fois plus terrifiant. On se prend à rêver de silence, comme si ce devoir de mémoire était soudainement entaché d’une profanation. Comme si, nous souhaitions soudainement rendre ce lieu aux morts. Le cinéaste nous met le nez sur ce paradoxe qui veut qu’à la fois il est impératif de ne pas oublier mais qu’en rendant ces lieux publics on ne leur rend pas justice. Comme si les fantômes, les milliers de gens qui ont soufferts, qui sont morts dans ce camp, dans ces camps, n’attendaient que la fermeture, le soir, de ce parc d’attraction, pour revenir hurler leur désespoir. L’anodin que filme Loznitsa est indécent car il confine à l’indifférence. Cette indécence induit un vertige comme si nous nous trouvions au bord d’un précipice. Celui du temps retrouvé.

La seule inscription filmée (et il n’est besoin finalement d’aucune autre dans ce film) est la sinistre devise nazi : Arbeit macht frei. Seul élément énonciateur, il prend soudain, s’il en était besoin une dimension suffocante. Nous la voyons, longuement, au début du film, quand la foule entre dans le camp. Nous la reverrons à la fin, quand les touristes quittent le camp. À chaque fois, le rituel des photos, pour dire « j’étais là ».  Non, nous n’étions pas là, nous ne témoignerons pas de ces existences saccagées. La devise a pourtant changée de dimension entre le début et la fin. Cette balade au bord du gouffre de l’horreur lui aura rendu sa force brutale, et jamais elle ne devra devenir anodine. Preuve que cette fois-ci nous avons, un peu, vu vraiment. C’est là tout le génie du cinéma de Loznitsa.

Certes, il est difficile d’enchaîner après un tel sujet. Mais cette question du « vraiment voir » le permet pourtant. Kate Plays Christine est un film passionnant et cette question du sujet (celui qui regarde, celui qui est filmé) est essentielle quand il s’agit d’aborder le film de Robert Greene. Car la réponse à la question (que veut vraiment filmer le cinéaste?) est beaucoup complexe qu’elle ne le paraît. Surtout, elle se modifie constamment. Dès le générique,  le titre s’inscrit à rebours. Verra-t-on alors Kate jouer Christine (Christine Shubbuck, une journaliste télé qui s’est enlevée la vie en onde dans les années 1970) ou bien Christine jouer Kate, ou plutôt se réincarner en Kate? Si la première partie nous entraîne effectivement sur cette piste, c’est à dire le travail à proprement dit de l’actrice,  sa lente transformation en son modèle, tant physiquement que mentalement, le film empreinte rapidement d’autres chemins comme autant de ramifications, sans jamais pourtant quitter des yeux sa quête principale. La question des armes à feu, celle, féministe, de la place des femmes dans un milieu professionnel, la pression sociale, la solitude, le suicide, etc. sont successivement abordés. Parties intégrantes de la construction du film dans le film et de la reconstitution du drame, elles sont aussi et surtout les étapes d’une formidable métamorphose. Pour nous, impossible de dire quand c’est arrivé, mais Kate est devenue Christine, obsessivement, pratiquement dans la douleur. Et finalement, c’est à nous spectateur que Christine / Kate s’adresse, pointant sur nous un pistolet accusateur. Le véritable responsable du drame est le sensationnalisme, ce goût du sang qui sommeille en nous.

Il aura fallu toutes ces fictions pour que surgisse une image tangible, vibrante, d’une femme restituée au monde mais aussi de notre monde. Il aura fallu au cinéaste toutes ces couches pour qu’enfin nous puissions voir vraiment  Christine.


16 novembre 2016