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Festivals

RIDM 2017 – Blogue 2

par Ariel Esteban Cayer

Les Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal s’ouvrent, pour ce rédacteur, sous le signe de la monstruosité humaine : du documentaire comme d’un cinéma d’horreur qui confronte le spectateur à ses propres limites et appréhensions et aux frontières de sa conception de l’Humanité, et des conventions qui le séparent de la Bête…

Bref, c’est avec Caniba que Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel font suite au formidable Leviathan (2012). Si leur précédent chef-d’œuvre s’éloignait déjà de toute forme d’anthropocentrisme, en plaçant le spectateur au centre de l’horreur de la pêche industrielle telle que subite et éprouvée, pourrait-on dire, par les poissons eux-mêmes, Caniba sonde les limites de l’humanisme. Rencontre intime avec le cannibale japonais Issei  Sagawa (qui, en 1981, tua et dévora une femme allemande à Paris, et vit, depuis, de l’infâme notoriété de son crime), Paravel et Castaing-Taylor rendent monstrueux le concept de la confession (rappelons que le film débute, comme Leviathan, sur un extrait de la Bible en exergue). La parole – face à laquelle on se retrouve prisonnier – devient un portail vers l’étendu de la noirceur d’une âme, de son animalité latente, comme de ces fétiches qui peuvent, dans le cas d’Issei, mener vers des actes immondes (ou, dans le cas de son frère que l’on apprend à connaître et qu’on découvre masochiste, se retourner contre nous sous la forme « d’étranges perversions »).

Castaing-Taylor et Paravel troquent ici le flou numérique exalté d’un de leur précédent film pour une forme autrement trouble, déjà explorée dans Ah Humanity! (2015) et Solimnoquies (2017) : le gros plan, estompé par une focale trop longue, menaçant sans cesse d’aplatir l’image vers l’abstraction totale. Il s’agit d’un parti-pris formel à prime abord audacieux, mais qui devient néanmoins lassant dans ce contexte, tant celui-ci force la proximité et, par conséquent, une fascination morbide à peine voilée pour ce psychopathe paraplégique. Nous voici bien loin de l’infinitésimal détachement des caméras minuscules de Leviathan, balancées au milieu d’un chaos où l’Homme cesse momentanément d’exister à notre échelle pour devenir pure fureur. Au contraire, pour tout son apparent détachement, le regard dans Caniba épuise, dégoute, tant il s’attarde, creuse, s’acharne, bien au-delà de l’acte de représentation supposément impartiale (une coupe, particulièrement troublante, semble nous mener dans la tête du tueur, pour y « découvrir » la porno fétichiste dans laquelle il joua jadis).

Comme s’il était possible, en fixant cette peau cadavérique et cireuse suffisamment longtemps, d’arriver à entrevoir quelque chose d’autre que les faits que nous connaissons déjà. Malheureusement, les témoignages du cannibale comme ceux de son frère, tels que mis de l’avant par Castaing-Taylor et Paravel, peinent à aller au-delà de ce qui a déjà été écrit sur Sagawa ou sur son meurtre. Il ne reste finalement qu’une forme somnolente, voyeuriste, dont le seul but serait de provoquer, pire, d’imposer l’intimité et ainsi, de plonger le spectateur au fond de l’abime. À cet égard, ce nouveau projet rejoint celui de Leviathan, mais contrairement à leur film précédent (ou même Sweetgrass), on sort de l’exercice usé, sans néanmoins être instruit par la perspective forcée; fasciné et répugné, naturellement, sans être pour autant éclairé par la forme lacunaire grâce à laquelle l’information nous est présentée…

Plus tard cette semaine, Mitchell Stafiej (A) dévoilera son documentaire The Devil’s Trap, également tourné sur un ton proche du cinéma d’horreur. Dans ce portrait certes plus conventionnel que Caniba, mais également déstabilisant, le réalisateur montréalais mène le spectateur à la rencontre de Lane, un jeune homme excommunié à l’âge de 18 ans de la secte fondamentaliste « Exclusive Brethren » dans laquelle il fut élevé, en isolation quasi-complète du monde extérieur. Dans un développement qu’il faudrait inventer, c’est le cinéma (et plus précisément Head of State de Chris Rock!) qui lui donne la piqûre du Réel, et la curiosité nécessaire pour s’extirper de l’influence de ses parents, et de cette branche isolationniste de la foi protestante qui compte des membres dans près d’une vingtaine de pays, dont le Canada. Dès lors coupé de tout lien avec sa famille, Lane désire cependant renouer le contact avec ses parents, frères et sœurs, et le film de Stafiej est habilement structuré autour du suspense de ces retrouvailles potentielles. Road trip à travers les États-Unis (en passant par Montréal où la famille de Lane résida pendant un temps), les lieux agissent comme un album de famille à ciel ouvert (facture visuelle rétro à l’appui). Stafiej y explore la plaie ouverte de la séparation qui hante encore l’excommunié, et contourne ainsi joliment l’accès limité, voire inexistant, dont il dispose de l’Église ou de ses membres. The Devil’s Trap devient principalement un film de souvenirs énoncés (une confession, entre un conducteur et son passager) et les séquences les plus inspirées s’avèrent être celles où la parole l’emporte complètement sur l’image. À deux reprises, Lane s’infiltre auprès du Brethren, micro dissimulé sous ses vêtements, et nous permet ainsi de comprendre, sans pourtant voir, les limites et les excès de leur foi méconnue. Certes, ce sont de simples mots, sous-titrés blanc sur noir, mais ceux-ci structurent et régissent les rapports qu’entretient l’Église et ses membres avec le monde extérieur… des mots qui s’immiscent dans la pensée, jusqu’à donner froid dans le dos.

Finalement, dans un tout autre registre, soulignons également la projection de Do Donkeys Act? d’Ashley Sabin et David Redmon (Night Labor) : un documentaire amusant sur les « cousins de Balthazar », filmé dans plusieurs sanctuaires pour ânes et narré par nul autre que Willem Dafoe. Anodin, bien qu’infiniment maîtrisé, nous voici face à du pur cinéma d’observation, agrémenté d’une voix-off solennelle où Dafoe s’amuse visiblement à sublimer l’existence en alternance pathétique et cacophonique de ces ânes meurtris par la vie d’une enfilade d’observations verbeuses et poétiques. Un bon moment, et une pensée certaine pour Bresson et Herzog !

 

Caniba sera présenté à nouveau le 18 novembre à 15h au Cineplex Odéon Quartier Latin.

The Devil’s Trap sera présenté le 16 novembre à 20h30 au Cinéma du Parc et le 17 novembre à 20h à l’Université Concordia (salle J.A. De Sève).

Do Donkeys Act? sera présenté à nouveau le 19 novembre à 16h à la Cinémathèque québécoise.


12 novembre 2017