RIDM 2017 – Blogue 4
par Bernabé Wesley
Cette édition 2017 des RIDM est l’occasion de découvrir deux réalisateurs de la nouvelle garde du cinéma asiatique, dont les films repasseront au cours de la semaine. Directeur photo de Wang Bing dans Les Trois sœurs du Yunnan et cinéaste plusieurs fois primé, Wenhai Huang est l’auteur de We, the Workers, une vaste fresque du travail ouvrier dans la société chinoise contemporaine. Filmé de 2009 à 2015, ce documentaire de presque trois heures suit un groupe de juristes et d’activistes qui parcourent la Chine pour organiser des réunions, préparer une grève ou une négociation salariale et informer les travailleurs sur leurs droits.
Une telle plongée dans la lutte syndicale de l’empire du Milieu prend rapidement la forme d’un récit d’endurance où transparaît la solitude de ces hommes et de ces femmes qui, souvent abandonnés par leur famille, affrontent la violence de la répression policière, les blocages administratifs, l’indifférence du prolétariat et la morosité ambiante. Entamé sur le quotidien de Peng Jiayong, militant qui quitte son appartement de Guangzhou pour se rendre au Centre du Travail de Haige, le tableau s’élargit, rythmé par les pressions, les arrestations et les violences qui entravent ses actions. Aussi dangereuse que celle du désespoir, la tentation de l’héroïsme se paie de remontrances: « Tu te prends pour un héros mais tu es trop impulsif ! », se fait dire Jiayong par son directeur. Il arrive que les efforts de pédagogie soient sans effet et, parfois, les travailleurs abandonnent. La conscience de classe s’est émoussée, tant la simple application de la loi paraît hors de portée, alors que les conditions de travail sont inhumaines — les uns s’épuisent dans un atelier de fabrication de clubs de golf; les autres, ouvriers dans une usine de sacs, se soulèvent et sont durement matés.
Dans ce film engagé les mots d’ordre, les questions de stratégie, les philippiques contre le patronat et les témoignages de détresse humaine racontent comment la lutte pour la classe ouvrière se mène en Chine contre le patronat, mais aussi contre le parti communiste. Régulièrement, le cinéaste déplace pourtant la question du politique sur un plan imaginaire. Ce long métrage s’ouvre sur un brouillard argenté qui laisse surgir d’énormes monstres métalliques autour desquels s’affairent des soudeurs, lesquels s’estompent aussitôt comme des silhouettes fantomatiques ignorant ce qui les entourent: c’est ce brouillard, celui qui cache l’envers cauchemardesque de la prospérité de l’économie chinoise, que le film cherche à lever de différentes façons. Mouvements panoramiques; regards directs à l’objectif; coupes fréquentes là où Wang Bing laisserait tourner; plans larges filmés à partir d’une caméra montée sur un drone, lesquels dévoilent des villes tentaculaires sous un ciel bas et lourd, etc. Le récit d’usure du film se double ainsi d’une réflexion sur l’invisibilité dont la mise en images ne recule devant aucun expédient — n’hésitant pas par exemple à avoir recours à la reconstitution de faits comme lors de cette plongée sur une autoroute qui, d’abord filmée en hauteur, descend au plus près du paysage pour dévoiler le corps d’un syndicaliste passé à tabac et laissé à l’abandon dans un terre-plein.
Il en va tout autrement dans Railway Sleepers, premier long métrage de Sompot Chidgadsornpongse et produit par Apitchapong Weerasetakul – le cinéaste ayant été l’assistant réalisateur de ce dernier sur de nombreux tournages. Le film prend la forme d’une méditation anthropologique et poétique sur le train et sur ce que la Thaïlande a cristallisé de son imaginaire social autour de ce mode de transport. Il s’ouvre sur le discours, riche de promesses de prospérité et de progrès, que le roi Rama V prononça lors de l’inauguration en 1893 de la première ligne de train du pays. L’objectif se démarque rapidement de ce récit progressiste et nationaliste, soulignant avec ironie que le réseau ferroviaire fut construit pendant l’époque coloniale afin de mieux défendre le pays contre l’envahisseur, mais nécessita d’engager un ingénieur britannique…
Le cinéaste porte dès lors son regard sur l’usage quotidien que les Thaïlandais font de la ligne nord-sud qui parcourt tout le pays. Tourné au fil d’innombrables trajets que le montage recompose pour donner l’illusion d’un unique voyage, Railway Sleepers suit chronologiquement les deux jours et deux nuits de l’itinéraire et en passant socialement de la troisième à la première classe — si chère qu’elle est presque inaccessible à la plupart des voyageurs. À chaque station, les vendeurs en tous genres montent à bord et vendent à la criée du café chaud ou un dim sum tandis que, le soir tombé, un garçon de la société des transports prend commande auprès de chaque passager pour le petit-déjeuner du lendemain. Les passagers, eux, multiplient les marches à travers le couloir et les regards suggestifs. Des inconnus entament une discussion surréaliste, des familles entières rejoignent leur village; des écoliers bruyants partent en voyage scolaire, des femmes en hijabs jettent des regards mystérieux et, immobiles comme des icônes, des moines drapés de couleur safran dorment sur les banquettes. L’armée, à chaque arrêt, semble veiller sur tout et rappelle discrètement la vingtaine de coups d’état qui ont marqué l’histoire du XXe siècle du pays.
Au rythme des stations et des repas, la caméra est à l’affût de ces moments d’humanité qui animent l’expérience viatique, comme ce moment où un passager s’assoupit sur l’épaule de son voisin parfaitement inconnu, instant de vulnérabilité et d’abandon d’une rare beauté. Car Chidgadsornpongse pratique le documentaire comme un art de la contemplation. Celui, mi-onirique, mi-réel, auquel s’adonnent, les passagers eux-mêmes, une cigarette aux lèvres devant les paysages humides et chauds de la campagne thaïlandaise, médusés par des montagnes lointaines, des rizières placides et une forêt luxuriante qui déborde sur les rails. Dans ces moments d’attente partagée où la rêverie devient une expérience commune, le film trouve son rythme et son propre saut dans l’imaginaire afin de raconter, dans d’infinies variations, l’histoire d’un regard qui se perd. Dans ce moment d’inattention qui devient rêverie, le regard du réalisateur enregistre la société thaïlandaise comme un microcosme en mouvement dont le rêve éveillé projette les représentations qu’elle se faisait jadis d’elle-même, images d’un futur antérieur glorieux, promesses oubliées que le film capture dans ces trains obsolètes dont le lustre décati saisit une modernité figée dans le temps.
We the Workers repasse le samedi 18 novembre à 16h au Cinéma du Parc.
Railway Sleepers repasse le vendredi 17 novembre à 15h à la Cinémathèque québécoise.
14 novembre 2017