RIDM 2017 – Blogue 6
par Bernabé Wesley
La deuxième semaine du festival montre à quel point le désir de dire une réalité, de montrer un état présent du monde ou un aspect de la condition humaine confronte les documentaristes à un réel toujours raté d’avance. De ce réel hors de portée, différents films recomposent les images d’après un regard où se manifeste la portée critique, la présence au monde et la capacité d’invention du cinéma à l’égard du social.
L’un d’entre eux est Palenque, court métrage colombien qui se déroule dans le village de San Basilio, situé dans le nord de la Colombie. Classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2008, San Basilio est le dernier palenque historique, ces villages fortifiés fondés au début du XVIIe siècle par des esclaves en fuite qui s’affranchirent les premiers de la domination coloniale — histoire que rappelle la magnifique statue dédiée à Benkos Biohó, figure du proue du mouvement d’émancipation des esclaves colombiens. Aujourd’hui très pauvre, ce village de trois mille habitants est le seul lieu où se parle encore le palenquero, unique langue créole d’origine espagnole d’Amérique Latine dont les structures grammaticales sont proches du Bantu.
Ce n’est pourtant pas par l’histoire, mais par les sons et la musique que le film dresse le portrait rythmé des habitants de San Basilio. La vie sociale et culturelle de la bourgade est structurée par le kuagro, ce mode d’organisation propre au palenque tissé dans des réseaux de solidarité locaux et familiaux, et qui inclut l’apprentissage linguistique du palenque, des rites funèbres entraperçus dans une scène magnifique au cimetière et des pratiques médicales propres aux soigneurs locaux. Berceau de la musique afro-colombienne, San Basilio voit ses résidents chanter des chants afro-caribéens (Bullernege sentado, des palenqueros, son de negro, etc.) qui accompagnent les baptêmes, les mariages et les festivités religieuses. La cadence des pilons qui broient le maïs, la berceuse d’une grand-mère ou les appels du boucher et des vendeuses de rue; le chant des oiseaux et des insectes de la jungle environnante et le battement des tambours composent un film qui s’écoute autant qu’il se regarde. Capturant avec malice la musicalité des lieux, Sebastián Pinzón Silva enregistre une rythmique où résonne dans sa pleine vitalité l’histoire de la liberté afro-colombienne, sa culture orale et sa musique uniques au monde.
Dans Brexitannia, Timothy George Kelly, Montréalais d’adoption pendant plusieurs années, revient dans son pays d’origine afin de comprendre les raisons du vote en faveur de la sortie de l’Euro lors du référendum du 23 juin 2016 sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne. Construit en deux parties, l’une dédiée aux électeurs qui ont voté pour le «leave», l’autre à des «experts» qui analysent ce choix, le film se présente d’abord comme une série d’interviews-portraits de ces électeurs eurosceptiques dont le montage recoupe les propos avec humour et justesse. Côté «experts» apparaissent des figures bien connues de l’intelligentsia engagée comme Noam Chomsky, des penseuses de l’afro-féminisme telle Heidi Safia Mirza ou l’économiste de gauche Guy Standing. Avec le peu de temps qui leur est imparti, ces derniers reviennent sur les raisons sociales et économiques du Brexit, qu’ils identifient d’abord à l’accroissement considérable des inégalités sociales depuis la crise économique de 2008, à un déni de démocratie de la part des institutions européennes et à une campagne politique qui a vu les thèmes favoris de l’extrême-droite s’imposer tandis que les conservateurs identifiaient le «remain» à un statu quo dont plus personne ne voulait.
Ces explications, somme toute bien connues, ne donnent pas lieu à une enquête sur la vie ordinaire de ces femmes et ces hommes, seule susceptible de montrer comment se construisent au jour le jour des effets de perception et des représentations politiques que le film décrit comme un repli sur soi culturel. Dans la parole des personnes interrogées resurgissent les mots d’un imaginaire obsidional, un discours de déterritorialisation, la nostalgie de l’empire, des prophéties apocalyptiques hantées par les Invasions Barbares du haut Moyen Âge, voire des éructations xénophobes, toujours suivies de dénégations polies. La working class a perdu ses heroes et, au pays de Margaret Tatcher, ceux qui souffrent les premiers du fameux crédo néolibéral «there is no alternative» et voient les possibilités d’emploi réduire comme peau de chagrin ne se révoltent pas contre le système, mais contre l’immigration. C’est que l’intérêt du film est ailleurs, dans les bizarreries et l’incongruité des explications avancées par les électeurs, lesquelles vont bien au-delà du cliché sur l’électeur xénophobe qui se sent menacé par les immigrés qu’il ne voit qu’à la télévision.
Ce documentaire d’entretiens donne à voir des univers qui sont comme des miniatures étranges de la peur de l’autre et tire le portrait de personnages qui ont en commun de se sentir menacés. Chaque interviewé se présente face à la caméra dans une mise en scène qui, dans un noir et blanc folklorisant, reconstruit une certaine idée de la britannicité en danger visible dans des décors typiques comme le pub, le jardin, l’arrière-cour en briques, la rue grisâtre devant l’usine, la paroisse aux toits couverts de lichen, les falaises venteuses du bord de mer, le living-room et sa théière, etc. À mesure que le film avance, le sentiment que ce vote fut pour tous une réaffirmation de la souveraineté nationale et d’une britannicité populaire contre l’arrogance des élites politico-économiques du pays est porté par des figures autres que l’homme blanc cinquantenaire. Une jeune femme britannique d’origine africaine explique ainsi que ces parents, immigrés du Ghana dans les années soixante-dix, ont voté pour la sortie de l’Europe parce qu’ils estiment que les nouveaux immigrés réclament des privilèges auxquels ils n’ont pas eu droit en leur temps. Un vieux berger, posant fièrement devant son troupeau, explique de façon inattendue que pour lui, l’Europe, ce sont les deux puces numériques qu’il a dû percer aux oreilles de ces pauvres moutons parce que les technocrates de Bruxelles ne pouvaient s’entendre sur une seule puce d’identification bionumérique… Le vieil homme sourit avec ironie devant cette intrusion invasive d’un pouvoir technocratique qui déraille; le vent effleure son béret, et la Grande-Bretagne retrouve soudain les accents orwelliens d’une common decency qui lui fait tant défaut par les temps qui courent.
Palenque repasse le 18 nov. À 15 h à la Cinémathèque québécoise.
16 novembre 2017