RIDM 2017 – Blogue 9
par Charlotte Bonmati-Mullins
S’engouffrant à la suite de Railways Sleepers (Chidgasornpongse, 2016), une autre belle découverte de la section l’esprit des lieux (analysée par Bernabé Wesley au blogue 4), All That Passes By Through a Window That Doesn’t Open de Martin DeCicco se déploie aussi autour de la figure du train. Toutefois, ce dernier y voit moins le symbole d’une « modernité figée dans le temps » (Ibid.) que la cristallisation d’un vieux conflit interethnique, auquel vient se greffer un des nombreux conflits gelés des espaces postsoviétiques. De plus, si le premier long métrage de DeCicco s’intéresse d’abord aux différents rapports temporels (avec d’une part, le quotidien tour à tour banal et périlleux des ouvriers Azaris, et d’autre part, le temps suspendu de travailleurs arméniens), le temps s’y mesure en terme de distance, tandis que la distance ne cesse de se heurter aux problèmes de frontières. À travers 13, un Ludodrame sur Walter Benjamin de Carlos Ferrand (Americano, gagnant du prix Image aux RIDM 2007), le spectateur est également amené à réfléchir aux notions de temps, d’histoire et de mémoire entremêlées. Et ce, en s’intéressant au cas bien particulier du célèbre poète et penseur, traqué par le nazisme jusqu’à sa mort. Le dernier long métrage de Ferrand représente donc une sorte de « catalogue irraisonné » portant sur les années d’exil de Benjamin, dont l’approche essayiste et la forme composite cherchent en vain à épouser l’exercice de la marche et du mouvement, déambulatoires, de la pensée benjaminienne.
L’amorce de All That Passes By Through a Window That Doesn’t Open donne déjà le ton des trois chapitres à suivre, tiraillés entre un avenir plus qu’incertain (celui des ingénieurs de locomotives azaris, qui regardent en avant) et un passé dont on ne s’est jamais remis (celui des gardes-freins arméniens, attachés à un passé qui n’existe plus depuis des millénaires). En atteste à merveille ce long plan fixe, qui non seulement isole son personnage au bord du cadre, mais le place littéralement au pied du mur. Cet homme, cerné dans tous les sens du terme, regarde un téléviseur au moins aussi désuet que le papier-peint de la pièce qui l’enferme. Bien vite, on comprend que sa fonction de chef de gare est tout aussi décrépite, puisqu’il regarde, amer, la dernière publicité de la Iron Silk Road. En effet, cette nouvelle artère ferroviaire ne fera pas seulement que lier Bakou (capitale de l’Azerbaïdjan), Tbilissi (capitale de la République de Georgie) et Kars (ville de Turquie orientale), mais isolera encore davantage l’Arménie des grands axes de transports énergétiques et routiers. Elle relaiera alors définitivement aux oubliettes une ligne qui liait déjà Gyumri (capitale de Shirak, au nord-ouest de l’Arménie) à Kars, mais fermée pour cause d’embargo turc depuis 1993…
De ce point de vue, le second chapitre s’avère tout particulièrement réussi et sensible, puisqu’il s’attarde dans l’une de ces nombreuses gares abandonnées et paradoxalement, encore « hantées » par des travailleurs arméniens. Comme la gare désaffectée qu’ils sont chargés d’entretenir, ces derniers sont maintenus en état de veille depuis deux décennies, juste au cas où les frontières se rouvriraient. Ne serait-ce qu’au niveau formel maintenant, le segment arménien est pris en étau entre le premier chapitre, tourné vers un avenir azéri incertain et le segment final, contemplant la fenêtre du présent. Cet ultime chapitre est dédié aux passagers du train, seuls témoins d’un présent fugace, rempli de promesses trahies et de vies sacrifiées. Soulignons au passage le montage virtuose d’Iva Radivojevic (réalisatrice de Evaporating Borders, grand gagnant des RIDM 2014) qui magnifie la direction photo et le propos de DeCicco.
Toujours dans cette velléité d’explorer les ruines du progrès, et dans une certaine mesure d’échapper à la dimension cyclique de l’histoire, les treize segments/idées du Ludodrame proposé par Ferrand s’articulent principalement autour de l’ange de l’histoire qu’avait décrit Benjamin, et ce, à partir d’une aquarelle qu’il affectionnait tout particulièrement, l’Angelus Novus de Paul Klee. Ainsi, à la manière de Janus, dieu romain initiateur du temps, l’histoire aurait elle aussi deux visages: le premier tourné vers le passé, le second vers le présent, mais les deux voyant pourtant la même chose. Malheureusement, bien que le choix de combiner une approche essayiste (non linéaire) et une forme composite (oscillant entre l’image d’archive, la prise de vues réelles ou l’animation de marionnettes) soit à la fois original et osé, le mouvement d’ensemble finit par singer l’exercice de la déambulation. Prenons par exemple, la séquence où la caméra de Ferrand observe un groupe de jeunes en train de se prendre en égoportraits devant une statue de Brecht: cela devient alors moins l’occasion d’illustrer le concept de Distanciation que de placer le cinéaste en position d’autorité, en faisant comme s’il était le seul à avoir compris le sens et la portée de la situation. En conclusion, plutôt que de se laisser aller au rythme d’une flânerie toute beaudelairienne et de laisser ainsi le sens de l’oeuvre de Benjamin venir à soi, le long métrage de Ferrand donne plutôt l’impression d’errer et de passer à côté de son sujet.
20 novembre 2017