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Festivals

RIDM 2018 – blogue n°1

par Gilles Marsolais

On peut facilement se perdre dans la programmation diversifiée des RIDM. Pour éviter l’éparpillement, il peut être utile de regrouper quelques titres autour d’une même thématique. Signe des temps ou simple coïncidence, les RIDM offrent cette année une panoplie de films axés sur le phénomène de l’enrôlement. Il est donc pertinent d’établir des rapprochements entre ces films qui, malgré leur diversité, s’appellent les uns les autres, qu’ils viennent de la Russie, du Moyen-Orient ou du Canada. Ainsi, Premières armes du Québécois Jean-François Caissy peut être couplé avec Le fils du Russe Alexander Abaturov : deux films sur la formation dans l’armée, à l’approche et au contenu forts différents. Du coup, ils suggèrent de se tourner vers What Walaa Wants / Le rêve de Walaa de Christy Garland, relatif à la formation des Forces de sécurité palestiniennes. De même, Ma guerre du Québécois Julien Fréchette trouve son pendant dans Lost Warrior de Nasib Farah et Søren Steen Jespersen, deux films axés sur des combattants volontaires anti ou pro-Daech (ou ISIS, en anglais, ciblant l’État islamique de l’Iraq et de la Syrie). Dès lors, Of Fathers and Sons de Talal Derki, qui capte sur le vif l’endoctrinement et l’enrôlement obligés d’enfants soldats en Syrie, vient compléter ce tableau contrasté qui donne à réfléchir.

Au Canada, il y a quelques années, le recrutement de candidats s’effectuait, notamment à la télévision, au moyen d’un message publicitaire qui disait en gros : « Si la VIE t’intéresse, cours vite t’enrôler dans les Forces armées canadiennes ». Or, depuis, le monde a changé, et comment ! Bien qu’elle semble avoir toujours un pouvoir d’attraction, l’armée canadienne a dû s’adapter à une toute nouvelle réalité, d’autant plus qu’entre-temps elle a elle-même troqué sa vocation pacificatrice, qui avait établi sa réputation dans le monde, pour passer à l’offenvive. Premières armes de Jean-François Caissy rend compte de cette mouvance et de ses limites, en suivant un groupe de recrues plongées dans ce nouveau contexte, depuis le début de leur stage d’évaluation et de formation jusqu’à la cérémonie de clôture officialisant leur statut de soldat.

D’entrée de jeu, le réalisateur se place à la bonne distance de son sujet, évitant aussi bien la complaisance que le regard moqueur. Il s’en dégage un climat d’authenticité, non dépourvue d’une part de naïveté… désarmante ! Ce type de formation et d’entraînement vise toujours à une certaine forme de dépersonnalisation de l’individu pour que celui-ci entre dans le moule et qu’il devienne fonctionnel à l’intérieur de la structure militaire établie. Mais, on comprend vite que l’on a plutôt affaire ici à la version soft de ce modèle d’apprentissage. Oubliez les images de Full Metal Jacket de Stanley Kubrick illustrant la formation des marines américains ! De même, on comprend que la connaissance des règles du jeu est aussi importante que les motivations de s’enrôler, pour la réussite d’un candidat au terme de son court stage. Il faut en convenir, ce stage, où l’emphase serait mise sur le mental, s’apparente davantage à une simple (re)mise en forme physique, approximative, de l’aspirant-soldat qu’à la création d’un nouvel être combatif. Bouée de sauvetage pour des jeunes laissés-pour-compte dans le civil, ou occasion pour les plus âgés d’affronter de nouveaux défis, « de se repositionner », cet enrôlement (à dimension humaine, ou plutôt maladroit) ne produit pas de miracles. Les plus malins, globalement ceux qui sont le mieux équipés avant le début du stage, s’en tirent le mieux. Ils connaissent les termes du contrat : fermer son clapet et n’émettre aucune opinion personnelle, faire le dos rond et se fondre dans la masse pendant trois mois, « faire son temps », quoi, pour être accepté. À terme, les uns pourront effectivement y trouver leur compte en utilisant les ressources mises à leur disposition, mais on frémit au destin qui attend les plus démunis, mal préparés à ce qui les attend au front. Du coup, on se demande si l’armée canadienne, dont le rôle est négligeable sur l’échiquier mondial, ne devrait pas revenir à sa mission du maintien de la paix qui lui a déjà permis de se distinguer.

Présenté en ouverture du festival, What Walaa Wants / Le rêve de Walaa de Christy Garland, axé sur la formation de jeunes recrues des Forces de sécurité palestiniennes, est lui aussi l’illustration d’un certain malaise en la matière. Cette fois, ce sont les rapports avec l’autorité militaire qui sont mis à mal, notamment par Walaa, une jeune Palestinienne à la forte personnalité, dont la mère, Latifa, vient d’être libérée après avoir croupi pendant huit ans dans une prison israélienne. Tourné sur une longue période de temps et comportant quelques ellipses inévitables, le film – et c’est là sa force – montre de l’intérieur la vie au quotidien de la famille de Walaa, réfugiée dans le camp de Balata (établi vers 1950 et devenu un quartier dans la ville) après avoir été chassée de ses terres au profit de colons juifs, et le dur apprentissage de la jeune fille rebelle et impulsive à la discipline militaire. Celle-ci réussira, malgré tout, à réaliser son rêve, en devenant policière (et non soldate, comme le laisse entrevoir l’appellation pompeuse des Forces de sécurité palestiniennes, réputées corrompues de toute façon). Simple policière donc, formée à l’Académie de police de Jéricho et chargée surtout, semble-t-il, de régler les différends entre voisins. Mais quel chemin parcouru en cinq ans !

Soit, mais comme rien n’est simple au pays des check points, on apprend aussi que Walaa exécute son travail entre deux séances « d’interrogatoires ». Estomaquée, sa mère (elle sait de quoi il en retourne) la juge trop jeune et inexpérimentée pour ce sale boulot ! Et, comme si cela n’était pas assez, Walaa se retrouve à son tour en prison pour avoir agressé un soldat israélien (en se portant à la défense de son frère). C’est dire à quel point mère et fille partagent maintenant une matière commune pour alimenter l’imaginaire d’une ribambelle de très jeunes enfants qui assureront la relève !

Dans Le fils, Alexander Abaturov rebrasse les cartes en situant le débat à un tout autre niveau. À partir du cas de Dima, une jeune recrue de 21 ans tuée lors d’une mission au Daghestan, il propose de réfléchir sur le rôle de l’armée. Il aménage un temps d’arrêt, au moyen d’un montage alterné entre deux univers, celui de la famille éplorée et celui de l’armée : les larmes du deuil contrastant avec l’apologie de la patrie. Sans ambages, un haut gradé martèle que la patrie est une famille. Entendez : la vraie famille. Le début du film comporte une séquence saisissante : têtes rasées, visages sans expression, vêtus de pulls rayés et ayant tous l’air de prisonniers morts vivants, les candidats aspirant à faire partie d’un corps d’élite de l’armée, rassemblés dans un petit local à la fin de leur initiation, ressemblent, à s’y méprendre, à des robots. C’est dire à quel point le processus de dépersonnalisation a bien fonctionné. Seule la mort, comme c’est le cas pour Dima, dont le souvenir est rendu aux parents, leur redonnera un semblant d’individualité, de personnalité.

En ce qui concerne la formation et de l’apprentissage, on est ici dans la cour des grands. On est en Russie, et il s’agit de l’enrôlement dans les Forces spéciales où le candidat doit se donner à fond, aller au bout de ses limites. Finie la rigolade, la ruse et les états d’âme de chacun. Les aspirants soldats des cas de figure évoqués plus haut n’auraient aucune chance de survivre à ce régime (qui fonctionne avec un taux de réussite se situant à moins de 30%) ! Est-ce pour le mieux ? Ça reste à voir. Mais, quoi qu’il en soit, il est à parier que les Forces spéciales russes continueront de produire à la chaîne autant de machines à tuer, autant de « bérets rouges » que nécessaire. Du moins, jusqu’à ce que la réalité même de la guerre change de physionomie. Mais, là aussi, est-ce que ce sera pour le mieux ? Sans boule de cristal et sans se prendre pour George Orwell, on peut présumer que les guerres du futur se dérouleront largement dans le champ de l’informatique et que l’usage systématisé des drones et autres engins sophistiqués comparables entraînera fort probablement le recours à l’arme biologique (plus maniable que le nucléaire). N’est-ce pas déjà le cas sur le terrain d’expérimentation qu’est devenu le Moyen-Orient? Certes, l’armée aura toujours besoin d’hommes araignées et de bulldozers humains à la charpente et aux muscles impressionnants, mais on peut aussi imaginer que celle-ci devra miser davantage sur des réseaux tentaculaires de neurones éveillés et des bataillons d’algorithmes d’une efficacité redoutable !

Pendant ce temps, dans Of Fathers and Sons, le Syrien Talal Derki nous propose de partager avec lui son audacieuse incursion au sein d’une famille djihadiste. Un film à voir ! On ne sort pas indemne de cette plongée hallucinante au cœur de l’obscurantisme et de l’ignorance. Le cinéaste a poussé l’audace jusqu’à s’introduire dans la famille élargie d’Abu Osama, un membre éminent du Front al-Nosra, une branche d’al-Quaïda. Avec son accord, il a filmé en direct pendant quelques mois le quotidien de sa petite tribu composée de quelques hommes et d’une ribambelle d’enfants. Toute présence féminine se trouve exclue de cette activité et du champ de la caméra. Talal Derki rapporte donc ce dont il est témoin, à l’intérieur et l’extérieur de la maison au milieu d’une ville en ruines. Il documente une réalité bien réelle, sans commentaire et sans porter de jugement. Les images, fortes, parlent d’elles-mêmes. On est estomaqué par l’endoctrinement systématique qui régit ce microcosme visant à produire des enfants soldats. D’ailleurs, le film se termine sur le départ du plus âgé des jeunes fils d’Abu pour un camp d’entraînement, alors qu’un autre, plus jeune, opte plutôt pour l’école. Mais pour combien de temps, puisque tous les jeunes ados sont pratiquement enrôlés de force, alors qu’Abu, récemment amputé d’un pied, rêve d’une guerre mondiale ?

Ce survol de la thématique de l’enrôlement se doit aussi de prendre en compte des films qui témoignent de l’engagement volontaire de civils pour l’une ou l’autre des parties en cause dans les conflits qui font rage un peu partout sur la planète. Julien Fréchette est allé sur le terrain à la recontre de certains d’entre eux, des combattants pro-Daech (ou ISIS, en anglais, ciblant l’État islamique de l’Iraq et de la Syrie), pour tenter de comprendre leurs motivations. Et, dans la mesure du possible, pour tenter d’évaluer leur degré d’implication et l’utilité réelle de cet engagement singulier. Ma guerre de Julien Fréchette est un précieux témoignage. Sa narration respecte les modalités d’enquête et même le détail de la déconvenue progressive du réalisateur face à un sujet insaississable. Le film suit à la trace un Québécois dans son processus d’enrôlement. Il démarre fort, alors que celui-ci lui fait part de la facilité avec laquelle il est possible de se procurer l’information sur le groupe de son choix, ainsi que le formulaire d’engagement et même des armes et des minutions (livrées à domicile) sur l’internet. Et cela, en toute légalité ! C’est dire que la guerre se joue d’ores et déjà sur les réseaux sociaux, et au moyen du sociofinancement en plus des déboursés personnels des volontaires. En contrepoids, on fait aussi la connaissance d’une Canadienne anglophone, avant son départ pour le Moyen-Orient. Les deux ont choisi de rejoindre les Kurdes qui se battent contre l’organisation État islamique sur plusieurs fronts, en Syrie et en Iraq. Mais, assez tôt, malgré l’accueil chaleureux qui leur est réservé, ils se heurtent à la réalité sur le terrain, avec des problèmes de culture et de langue, ainsi qu’à la prise de conscience de leur ignorance, etc. Aussi, on croit comprendre qu’ils seraient là davantage pour aider, soutenir la cause, que pour tuer, bien qu’ils soient armés. Bref, qu’ils veulent surtout témoigner avec leur appareil photo et leur caméra. Mais, cela n’est pas clair. Leurs collections de photos, qui s’apparentent à des selfies, voire à des trophées, semblent avant tout personnelles, et leur diffusion reste plutôt confidentielle. À tout le moins, leur utilité est loin d’être prouvée. Aussi, au fil des discussions avec d’autres volontaires étrangers, on finit par comprendre que les motivations de la plupart d’entre eux ne sont pas idéologiques, si ce n’est de façon superficielle, peu articulée. Certains y trouvent un moyen de tromper leur ennui ou ont fait de ce travail un mode de vie. Les plus engagés, au sens propre du terme, y trouvent un exutoire à un choc post-traumatique subi antérieurement comme soldat dans l’armée régulière de leur pays respectif. On se surprend à penser que, théoriquement, quelques-unes des recrues canadiennes mal préparées, filmées par Jean-François Caissy, pourraient venir les relayer bientôt. Mais les Kurdes ont cessé depuis septembre 2016 d’accueillir les volontaires étrangers en Irak et en Syrie…

Bien sûr, il en va tout autrement des volontaires pro-Daech qui sont mus par par une croyance (même dévoyée) ou par une idéologie, en plus d’encourir de lourdes peines d’emprisonnement pour leur choix, tel qu’illustré dans Lost Warrior de Nasib Farah et Søren Steen Jespersen. Un film qu’il est possible de voir au Cinéma du Parc.

 

Premières armes de Jean-François Caissy est projeté à la Cinémathèque québécoise le vendredi 9 novembre à 21h et le lundi 12 novembre à 18h.

Présenté en ouverture du festival, What Walaa Wants / Le rêve de Walaa de Christy Garland est projeté le vendredi 9 novembre à 18 h au Cinéma du Parc.

Le fils d’Alexander Abaturov est projeté le 9 novembre à 15h au Cinéma du Parc et le dimanche 11 novembre à 19h à la Cinémathèque québécoise.

Of Fathers and Sons de Talal Derki est projeté le vendredi 9 novembre à 20h30 au Cineplex Odeon Quartier Latin et le dimanche 11 novembre au Cinéma du Musée.

Ma guerre de Julien Fréchette est projeté le samedi 10 novembre à 20h30 au Cinéma du Parc et le vendredi 16 novembre à 20h30 à la Cinémathèque québécoise.

Lost Warrior de Nasib Farah et Søren Steen Jespersen est projeté au Cinéma du Parc le samedi 10 novembre à 16h et le vendredi 16 novembre à  13h.

 

Image d’en-tête : Le fils d’Alexander Abaturov


9 novembre 2018