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Festivals

RIDM 2018 – blogue n°2

par Robert Daudelin

Wang Bing, l’espace, le temps…

Être confronté à un film de Wang Bing est toujours une expérience particulière; son dernier opus, Les âmes mortes, l’est à nouveau. Résultat d’un travail qui s’est étendu sur dix ans, ce film gigantesque (495 minutes), qui peut être considéré comme le  point d’aboutissement dans l’œuvre du cinéaste chinois, devrait faire l’objet d’une analyse critique – j’en laisse le soin à André Roy; je voudrais plutôt l’utiliser ici comme prisme à travers lequel examiner quelques uns des films sélectionnés aux RIDM.

Considéré comme un des grands maîtres du documentaire moderne, Wang Bing n’en est pas moins l’héritier d’une tradition classique de l’art du documentaire. Qu’il filme les Rohingyas du Myanmar réfugiés en Chine (Ta’ang, 2016) ou Madame Tang (2017) qui finit ses jours entourée de sa famille, Wang Bing met toujours le temps au service de son projet : il s’incruste, ne bouscule rien, pose son regard sans précipitation sur les êtres et les choses – le temps est son premier allié : c’est lui qui donne son poids au film. Le temps passé dans le camp des Rohingyas, comme le temps passé dans la chambre de Madame Tang, crée l’espace du film. Nous ne sommes pas très loin de Joris Ivens qui, tournant un film de commande sur l’électrification rurale (Power and the Land, 1940), s’installe dans la famille Parkinson, des agriculteurs de l’Ohio, habite leur ferme, partage leurs repas, nous transmettant ainsi une image totalement sentie de leur vie modeste et besogneuse.

Of Fathers and Sons

Le cinéaste syrien Talal Derki ne procède pas autrement quand il s’installe au cœur de la province d’Idleb, dans la petite maison familiale d’Abu Osama,  militant pur et dur du Front al-Nosra, sauf qu’il doit tricher et se faire passer pour un sympathisant de la cause. L’insertion n’en est pas moins réussie et c’est la vie de famille – moins les deux épouses absentes de l’image – qui est au premier plan : Abu est un père aimant, fiers de ses sept enfants qu’il destine néanmoins au martyre… Of Fathers and Sons est une incursion hors du commun dans la vie quotidienne d’un groupe de militants djihadistes, incursion d’autant plus précieuse que le cinéaste ne juge pas, ne piège jamais ses sujets, établit même des rapports d’amitié avec eux. La clé du film, de sa justesse, tient aussi au portrait émouvant des enfants qui grandissent dans un contexte aussi particulier et dont les premiers mots prononcés sont empruntés au Coran. Ces enfants, malgré le lavage de cerveaux dont ils sont victimes, apportent l’émotion, nous forcent à regarder autrement ce qui n’en demeure pas moins un fanatisme redoutable et porteur d’horreurs.  Tourné dans des conditions on ne peut plus difficiles, Of Fathers and Sons est une expérience unique, un film essentiel pour une compréhension moins superficielle d’une situation complexe; c’est aussi un témoignage éloquent de la puissance du cinéma. (Le film est repris demain, dimanche, à 21h, au Cinéma du Musée)

De chaque instant

Nicolas Philibert, dont on connaît bien la capacité à investir des  lieux, est au meilleur de sa forme dans De chaque instant.  Ce qui est possiblement un film de commande sur la formation en soins infirmiers, devient avec la caméra du cinéaste (il est son propre caméraman) une véritable célébration du geste, un film complet dans lequel l’information cède souvent la place à la poésie. La commande n’en est pas moins bien remplie : nous assistons au cycle complet de la formation des futurs infirmiers et infirmières, du lavage méticuleux des mains aux soins aux patients hospitalisés. Aucun commentaire n’est nécessaire : rien n’échappe à la caméra de Philibert; au besoin, les rencontres d’évaluation viennent nous aider à comprendre les difficultés d’un tel parcours. L’humour est souvent sollicité, l’apprentissage étant un terrain d’erreurs parfois comiques. L’émotion est là aussi, liée à l’angoisse, au besoin de « performer » et d’être « reçu/e ». Cinéaste du direct, c’est néanmoins comme un vrai documentariste classique  que  Nicolas Philibert s’installe dans un centre de formation de la banlieue parisienne. On peut l’imaginer visitant les lieux, s’en imprégnant, imaginant les espaces où il peut se glisser avec sa caméra sans gêner. Enfin, il s’y installe pour un long moment, vivant  le quotidien des formateurs et des étudiants, le temps passé ayant créé l’espace dont le cinéaste a besoin pour créer l’illusion du réel, un espace cinéma. Et, quel que soit votre intérêt pour le métier d’infirmier, la magie  joue : on veut tout voir, tout savoir et partager l’aventure de ces futures infirmières et infirmiers qui ont accepté que Nicolas Philibert les accompagne dans leur apprentissage.  (Le film repasse ce soir, samedi, à 20h30, à la Cinémathèque québécoise)

Samouni Road

En 2008-2009, durant l’inqualifiable opération israélienne « Plomb durci » sur la bande de Gaza, la famille Samouni a perdu 29 de ses membres. Le cinéaste italien Stefano Savona retourne pour plusieurs semaines sur les lieux de cette tragédie dont il évoque les épisodes à partir des souvenirs de la petite Amal qui y a perdu son père et son frère. Le cinéaste connaît bien Gaza qu’il avait  filmé en 2009 pour son film Cast Lead et à l’occasion duquel il avait fait connaissance avec le clan Samouni, un groupe de fermiers vivant paisiblement malgré l’occupation. Le projet de Savona est clair : « Redonner aux Samouni leur existence, arrêter de les enterrer, qu’ils soient morts ou encore vivants, sous le poids insupportable de circonstances fatales ». D’où le choix de conférer à la famille toute sa réalité en utilisant films et images du passé quand les frères étaient tous vivants; d’où l’attention à la parole d’Amal; d’où le parti pris de filmer la vie qui continue avec le couple de fiancés et le mariage qui clôt le film. Les aspects plus strictement informatifs  nous sont proposés par le biais du cinéma d’animation dont le noir et blanc magistralement maîtrisé apporte étrangement une qualité supplémentaire de vérité au film. Jamais Gaza, son destin tragique, le courage et l’humanité de ses habitants nous auront été aussi proches. (Le film est projeté le jeudi 15 novembre, à 18h, au Quartier latin, et le vendredi 16, à 14h30, au Cinéma du Parc).

 

Image d’en-tête : Of Fathers and Sons


10 novembre 2018