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RIDM 2018 – blogue n°4: Les âmes mortes

par André Roy

Les âmes mortes* de Wang Bing est un monument cinématographique comme l’était Shoah de Claude Lanzmann, une archéologie filmique qui tente de désenfouir le passé pour l’amener à la lumière du présent afin que rien ne soit oublié. Ce documentaire historique est une investigation mémorielle grave, sobre et indépassable sur une époque violente de la Chine de Mao (la campagne contre les « droitiers »). Mais contrairement au film de Lanzmann, ce ne sont que les survivants qui parlent ici, alors que dans Shoah victimes et bourreaux prennent la parole. La parole devient l’élément testimonial primordial, la preuve que l’extermination de milliers de personnes (les historiens citent le chiffre de 300 000) a bien eu lieu ; pour ce faire, le réalisateur chinois s’est interdit, comme Lanzmann, les images d’archives. La durée colossale du film – 250 minutes – est à la mesure des milliers de persécutés de la folie maoïste. Sa longueur se veut une catalyse de l’Histoire ambitionnant de décrire les décombres du totalitarisme chinois (qui perdure encore, soit dit en passant). Son caractère démesuré le rend incontournable.

Presque la totalité du film est composée d’interviews (on entend quelquefois les questions de Wang et parfois, dans le cadre, on le voit fugacement) de survivants des camps de rééducation de Jiabiangou et Mingshui situés dans le désert de Gobi, et ce, à la fin des années 1950, soit après la révolution chinoise qui a porté Mao Zedong au pouvoir. Le Grand Timonier voulait effacer l’idéologie « droitiste » des anciens nationalistes de l’empire du Milieu, qui seront envoyés dans ces goulags où ils mourront de faim et de froid. C’est un chapitre aussi noir que cruel et injuste de l’histoire chinoise – qui en regorge -, que Fengming une femme chinoise (2007) et une fiction, Le fossé (2012), exposaient déjà, et dont Les âmes mortes constituent une suite exhaustive.

La campagne anti-droitiste qui visait à évincer les militants libéraux du Parti communiste chinois et de ses mouvements affiliés a commencé en 1956 pour se terminer en 1960. Elle ciblait surtout des intellectuels (plusieurs interviewés étaient des enseignants et des professeurs) qu’on accusait d’être favorables au capitalisme. Ils ont été piégés par l’invitation de l’empereur marxiste à critiquer le parti, mais, dans les faits, il s’agissait de débusquer quiconque s’éloignait de l’idéologie communiste. La diversité d’opinions était abolie, comme le dit un des témoins du film. Tous les citoyens ne devaient faire qu’un, et avoir sa propre pensée était alors un crime, puni d’emprisonnement dans un camp. Par ce long film méditatif tourné entre 2005 et 2012, Wang veut donc déterrer encore une fois ce ferment de la folie totalitaire chinoise. Il a rencontré plus de 120 rescapés des camps – certains sont morts depuis –, dont il n’a pu colliger tous les noms. Ce sont surtout des hommes. Wang a recueilli patiemment, avec ses moments de silence, leur fragile parole. Aucune fioriture, pas de musique, pour qu’on prenne bien conscience de l’énormité de la répression et des souffrances effroyables qu’elle a entraînées. Chacun a son histoire, unique, poignante, qui ne recoupe pas en tant que telle celles des autres, mais les complète en s’amoncelant ; il n’y a ni redites ni redondances, d’où la longueur du film. Wang a filmés les ex-détenus chez eux, souvent dans des chambres modestes, parfois même couchés sur leur lit, parce que très faibles ; ils sont alors âgés entre 80 et 90 ans ; ils lui décrivent des scènes de cruauté confondantes, mais également des gestes remarquables de solidarité et de résistance. Entre soupirs et sanglots, ce sont presque des fantômes qui nous parlent, des gens qui sont passés de l’état de non-être à celui – en quelque sorte – de miraculé tant ce qu’ils ont subi n’avait pour but que de les détruire, aussi bien physiquement (par la privation de nourriture) que mentalement (la propagande par le Petit livre rouge de Mao à apprendre par cœur). Ce sont des spectres revenus des lieux de la mort, et que des plans de la terre ingrate de Gobi semée d’ossements, vestiges morbides d’un passé de souffrances et de privations, viennent suggérer.

La force du cinéma de Wang réside dans la simplicité de l’enregistrement de ces tragédies. C’est la parole qui tient lieu d’image pour décrire le monde des morts que constituaient les camps. On est dans le domaine de la prose la plus humble, la plus sensible, le plus dénudée des témoins. Cette prose est enregistrée par de longs plans immobiles – parfois, un seul plan suffit – que viennent trouer de rares plans d’ensemble balayant le désert ocre, fait de pierre, de poussière et d’os, de Gobi. Ces plans de paysage ne redoublent pas les plans d’entretiens, n’en sont pas le commentaire. Dans leur dépouillement, ils insufflent au film une lecture politique étonnante : ils disent le passé dans le présent du filmage. C’est directement une confrontation avec l’Histoire. Ils ont une fonction d’alerte : une roche, un brin d’herbe, le vent, le ciel plombé nous ramènent à l’enfer évoqué plus tôt par les anciens prisonniers ; ils confirment raisonnablement, mais sans plus, que les paroles des survivants surgissent bien de ces lieux de meurtres collectifs que sont les camps de rééducation et que des personnes y ont été abandonnées, sans sépulture. Nous pouvons ainsi partager « la vie des morts », prendre le pouls de leur âme. On pourrait reprendre ici le titre d’un film de Rithy Panh qui, lui aussi, s’est penché sur les exterminations politiques, pour dire que Jiabiangou et Mingshui sont aussi « la terre des âmes errantes ».

Le film est projeté en deux parties, samedi à 18 h 30 et dimanche à 18 h, à la Cinémathèque québécoise, dans le cadre des RIDM.


16 novembre 2018