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Festivals

RIDM 2018 – blogue n:5

par Ralph Elawani

Mourir pour des idées, l’idée est excellente

Avec le 100e anniversaire de l’Armistice qui vient d’être célébré, si vous êtes le moindrement de gauche, vous avez sans doute été abreuvé jusqu’à plus soif de la citation d’Anatole France « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels. » Avec un peu de chance, on vous a aussi rappelé les paroles de Brassens, qui lui, contrairement à France, n’a pas eu à renier ses embarrassants textes patriotiques de jeunesse : « Mourir pour des idées / L’idée est excellente / Moi j’ai failli mourir de ne l’avoir pas eue / Car tous ceux qui l’avaient / Multitude accablante / En hurlant à la mort me sont tombés dessus ».

Le collègue Gilles Marsolais soulignait sur le blogue de 24 images, en début de festival : « Signe des temps ou simple coïncidence, les RIDM offrent cette année une panoplie de films axés sur le phénomène de l’enrôlement. » En effectuant un pas de côté, à partir de cette idée, j’ai choisi pour ma part de traiter d’engagement. Un sujet qui s’est révélé après le visionnement de quatre films. Simple coïncidence? Signe du temps, plutôt.

Football infini

Des individus hautement qualifiés ont déjà affirmé que la véritable intelligence, le génie, disons, s’illustre chez les personnes qui savent s’adapter à tous les types de situations. Football infini de Corneliu Porumboiu nous donne à voir le contraire, tout en nous offrant une définition en images du concept de piège abscons (« Une situation irrationnelle dans laquelle on continue de s’investir à perte. » Pensez à Dostoïevski et au jeu, à Axl Rose et Chinese Democracy ou au PQ et à l’idée d’un nouveau chef salvateur).

En 1986, le jeune Laurentiu Ginghina se casse une jambe lors d’un match de foot : une cohorte de joueurs se dispute le ballon, Ginghina protège la pelote à son corps défendant mais un coup de pied mal placé fait son effet. (Remarquez qu’un attroupement du genre au football – ce qu’on appelle un scrum au rugby -, est généralement le fait de très mauvais jeu.) Il rentre chez lui en claudiquant, sans savoir qu’il souffre d’une fracture. La blessure ne guérira pas bien. Un an plus tard, la même jambe se brise, mais cette fois au travail, la veille du jour de l’An. En Roumanie communiste, un accident qui rime avec une marche de six kilomètres à pied pour rentrer chez soi alors que tout le monde fait ripaille et qu’il n’y a plus de transports en commun.

Le premier accident aura raison de la pertinence des règles du foot aux yeux de Ginghina. Le deuxième fera de lui un fonctionnaire. Un fonctionnaire qui lorsqu’il ne traite pas les dossiers municipaux de la même manière que les joueurs qui lui ont brisé la jambe traitaient le ballon, s’affaire à redéfinir l’espace footballistique afin de contrer « l’utilisation négative du terrain ». Son idée : un terrain octogonal, une redéfinition des limites franchissables par les joueurs. Un jeu centré sur le ballon et non sur les footballeurs. En d’autres mots, ce que Ruud Gullit, ancien joueur international néerlandais, appelle « le football dans l’œil du fan moyen », dans son ouvrage How to Watch Soccer (Penguin, 2016).

Ce qui découle de l’idée de Ginghina, néanmoins, est une version du jeu qui rappelle plutôt le babyfoot. En d’autres mots, du foot bureaucratisé, compartimenté et peu inspiré – tout ce qui concoure à nourrir une drôle d’impression de corrélation avec le climat politique en arrière-plan de l’histoire. On repensera à cette phrase pleine d’ironie, échappée comme l’amorce d’une question rhétorique sur le lieu de travail de Ginghina : « Au rythme où les choses avancent en Roumanie… ».

Alors que ce sportif de salon compare son mode de vie à celui de Clark Kent, on comprend rapidement que si Kent brillait par sa capacité à se défaire de sa peau de médiocre en dehors des heures de bureau, le Roumain n’arrive pas à se déprendre d’un engrenage dont il est prisonnier – une ritournelle qui se manifeste également dans son approche du foot par une forme de surmoi sportif. Alors qu’il croit libérer le jeu, le contraire se produit. La grande révolution du ballon rond se transforme en bureaucratie écrasante. Le même genre de magma duquel l’homme ne peut s’extraire pour enfin quitter la Roumanie. Et c’est cette tension finement exploitée qui constitue le tour de force du film de Corneliu Porumboiu.

Des histoires inventées

Présenté en première mondiale au Festival de cinéma de la ville de Québec, Des histoires inventées, de Jean-Marc E. Roy, met de l’avant l’engagement indéfectible envers le pouvoir de l’imagination qu’incarne la carrière du vorace réalisateur André Forcier. C’est aussi ce que résume la citation d’Émile Cioran sur laquelle s’ouvre le film : « On n’écrit pas parce qu’on a quelque chose à dire, mais parce qu’on a envie de dire quelque chose. » Le cinéaste en qui Romain Gary (qui parle notamment de L’eau chaude, l’eau frette dans son livre L’angoisse du roi Salomon) et Ettore Scola (Affreux bête et méchant) avaient reconnu un frère, observe ici ses personnages (re)prendre vie sous ses yeux, dans des scènes rejouées parfois 50 ans après leur tournage initial.

On revoit Donald Pilon valsant avec un boxer dans le gym du Vent du Wyoming, Michel Côté se goinfrant de smoked meat dans le bowling d’Au clair de la lune, ou encore l’incestueuse paire formée d’Émile Schneider et Juliette Gosselin d’Embrasse-moi comme tu m’aimes se promettant mondes et merveilles. Une manière lumineuse de documenter la carrière d’un homme qui a toujours cru au réalisme magique plutôt qu’à la réalité. Étrangement, je n’ai cessé de penser à Lightning Over Water, de Wim Wenders, tout au long du film. Pas en raison de l’état de santé de Forcier (loin de là), mais en raison de la connivence et de la sincérité que Wenders semblait avoir partagé, lui aussi, avec un mentor qui avait réussi à faire passer les idées par les émotions. Une chose rare en ces temps où les émotions constituent surtout le drain par lequel on évacue les idées. Le récent livre d’Anne-Cécile Robert, La stratégie de l’émotion (Lux, 2018), nous en donne d’ailleurs un fin résumé…

Empty Metal

Parlant de l’air du temps, Empty Metal d’Adam Khalil et Bayley Sweitzer, présenté en compétition internationale durant le festival, revenait sur la polarisation extrême des États-Unis et sur l’engagement au-delà des limites du discours de l’ordre. Le tout à travers la lorgnette du complot et de la surveillance des masses, à une époque où la distinction entre l’Apocalypse et la fin du monde se devrait d’être réaffirmée.

En 1964, Mario Savio, leader du Free Speech Movement, tonitruait: « There is a time when the operation of the machine becomes so odious, makes you so sick at heart, that you can’t take part. You can’t even passively take part! And you’ve got to put your bodies upon the gears and upon the wheels, upon the levers, upon all the apparatus, and you’ve got to make it stop! […]. » C’est en quelque sorte à cette affirmation que répond le docu-fiction de Khalil et Sweitzer, où le degré zéro du groupe brooklynois dépolitisé (une bigarrée colonie de trustfunds androgynes post-modernes au débit frôlant la catalepsie) se voit assigner la mission d’assassiner trois meurtriers qui ont défrayé les manchettes au cours des dernières années en raison des verdicts de non-culpabilité prononcés à leurs endroits dans des affaires de meurtres impliquant des victimes afro-américaines.

L’ordre provient d’un trio d’activistes transhistoriques (une Amérindienne, un rasta et un mystique européen) dotés d’étranges pouvoirs de télépathie. Le groupe accepte d’envisager l’action directe et d’assassiner les trois individus dont on reconnait assez facilement l’identité sans qu’elle ne soit jamais dévoilée

Ce film qui s’ouvre sur des images d’une manifestation pacifique de membres des Premières Nations se faisant littéralement marcher dessus par les forces constabulaires, joue sur la tension entre des scènes où l’on aperçoit les trois New-Yorkais et d’autres où l’on nous donne à voir une milice survivaliste s’entrainant pour une fin du monde qui est peut-être déjà arrivée. Coup de théâtre, le « moniteur » de ce camp de jour pour GI JOE est le fils du mystique européen.

Empty Metal toise l’idée que des êtres dépolitisés sont tout d’un coup capables de se politiser par magie. Le long métrage montre vers quoi ce genre de radicalisation immanente mène. Néanmoins, le film pose une question magnifique : « Les personnages ont-ils créé le monde dans lequel ils vivent ou en sont-ils le produit ? »

Doté d’une bibliographie sélective assez hip pour tous les résistants mis en scène (apparaissent au générique des textes de William S. Burroughs, Alexander Trocci, Marcus Garvey et compagnie, et la mention que le film a été tourné sur des terres amérindiennes non cédées), Empty Metal n’est cependant pas à l’abri des raccourcis et d’un certain manque d’originalité en matière de protagonistes choisis pour souligner à gros traits la fracture dans le tissu social américain. À ce titre, le trio de zigotos brooklynois – dont la désinvolture semblait en adéquation avec la présentation effectuée par les réalisateurs avant le film – était-il réellement un véhicule intéressant?

Par ailleurs, le recours à un personnage adepte de rastafarisme, qui salue la mémoire d’Haile Selassi, témoignait aussi de la fragilité des concepts rapaillés pour la cause. Rappelons seulement que ce dernier empereur éthiopien, que certains rastas considèrent comme le descendant du roi David, avait vu son image éclaboussée lorsque, en pleine famine dans son pays, des images de ce dernier nourrissant ses lions et ses chiens avec de la viande avaient fait le tour du monde entier.

Ceci dit, le propos du film tend surtout vers le constat qu’une force bien plus menaçante que ces groupuscules est à l’œuvre. Une force qui surveille et contrôle, ce que les prises de vue filmées en drone (ces boîtes de « métal vides ») nous rappellent. Un peu à la manière de la finale de A Serbian Film, quelque chose de plus grand a la mainmise sur la diégèse. Un héritage pour lequel on remerciera peut-être Burroughs, qui écrivait dans The Naked Lunch : « America is not a young land: it is old and dirty and evil before the settlers, before the Indians. The evil is there waiting […] And always cops: smooth college-trained state cops, practiced, apologetic patter, electronic eyes weigh your car and luggage, clothes and face. »

Carmine Street Guitars

Puisqu’il est ici question du vieux monde et du nouveau, terminons avec Carmine Street Guitars. Dans un New York contemporain à celui du groupe mis en scène dans Empty Metal, existe tout de même encore des gens capables d’une forme d’émotion ou d’interaction avec autre chose que des mots clés ou des drones. C’est la figure de l’engagement envers son art (un peu comme chez Forcier) que capture Carmine Street Guitars. Ron Mann, dont la filmographie (Altman, In the Wake of the Flood, Grass, Know Your Mushrooms, etc.) est jalonnée de sujets éclatés qui vont du free jazz à la culture des champignons magiques, poursuit dans la veine de l’encyclopédie du cool.

Carmine Street Guitars est donc à première vue l’aréopage (le « who’s who ») de la clientèle de Rick Kelly, un fabriquant de guitares dont l’échoppe vivote depuis des décennies au 42 Carmin Street, dans Greenwich Village. Le ton est donné dès les premières secondes, lorsque les frères Trevor et Dallas Good, du groupe The Sadies, franchissent la porte du commerce.

Carmine Street Guitar est avant tout un hangout movie. La trame narrative est simple : un homme et son apprentie fabriquent des guitares à partir de morceaux de bois récupérés de vieux immeubles new-yorkais (Lenny Kay, guitariste de Pattie Smith, le résume dans une phrase: « It’s like playing a piece of New York ».) La mère de Kelly, âgée de 93 ans, s’occupe de la comptabilité et répond parfois au téléphone. Après avoir récupéré quelques morceaux appartenant au McSorley’s – le plus vieux bar de New York -, Kelly fabrique une réplique de Fender Telecaster. Personne ne meurt, le commerce n’est pas explicitement menacé, la relation entre l’apprentie et le maître est saine et les guitares se vendent. Lorsqu’on voit entrer l’agent immobilier qui vient de vendre l’immeuble adjacent pour la somme de 6 millions, on se dit « ça y est… ». Et non. Rien. Dans le monde de Rick Kelly, ce sont les guitaristes et les guitares qui sont prétextes aux histoires.

Fait à noter, Kelly, contrairement à un tas d’autres sujets de documentaires mettant en scène les derniers artisans d’une lignée qui s’éteindra, n’est pas – comme l’indiquait aussi Pat Mullen, de POV Magazine – un vieux con imperméable au changement. En ce sens, sa relation avec Kelly, jeune apprentie de 25 ans, qui lui sert aussi de porte d’entrée dans le monde des médias sociaux, est non seulement saine, mais aussi touchante. C’est peut-être pourquoi on se plait tant à admirer le quotidien de la paire.

L’impressionnante enfilade de musiciens qui passent par l’atelier (Kirk Douglas des Roots, Nels Cline de Wilco, Charlie Sexton du Bob Dylan’s Band, Jamie Hince des Kills, Bill Frisell, le technicien de Lou Reed, etc.) ramène chaque guitare à son histoire. La relation entre Kelly et ses instruments est surtout fondée sur une forme de réciprocité : l’homme écoute autant les artistes jouer de ceux-ci et raconter des anecdotes, que ceux-ci l’écoutent expliquer la provenance des essences et l’histoire de la confection des guitares. On est par ailleurs soulagé lorsqu’on aperçoit enfin Jim Jarmusch franchir la porte du commerce. Que serait une heure et demie de guitar porn tournée à New York sans l’homme qui a mis une Supro Dual Tone vintage entre les mains d’un vampire?

 

 


18 novembre 2018