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Festivals

RIDM 2019 – Blogue n°4

par Samy Benammar

Les visionnements consécutifs, d’autant plus lorsqu’ils abordent des sujets aussi variés que problématiques, ont tendance à pousser le regard à trouver des liens entre des œuvres disparates et l’esprit à questionner certaines notions mises en lumière par la rencontre entre les documentaires. C’est ce dont il sera ici question, de la musique surtout et de son absence aussi.

C’est par les compositions de Michael Beharie que l’on entre dans Chèche Lavi. Le film reconstruit les trajectoires de deux jeunes hommes d’origine haïtienne tentant d’immigrer aux Etats-Unis depuis le Mexique. Ces deux parcours, par leurs convergences et leurs différences, parviennent à dresser un tableau nuancé mettant en discussion deux options : passer la frontière ou rester en Amérique latine. Si les deux destins prennent forme à travers les images et les dialogues, c’est bien dans la piste sonore qu’ils se condensent. James et Robens disposent chacun d’un thème musical (disponibles sur le site de Michael Beharie). Pour James, les cordes sont lourdes et mélancoliques, elles accompagnent la solitude d’un individu égaré, sans attaches qui tente de trouver sa place dans les rues de Tijuana. L’histoire de Robens, quant à elle, s’incarne dans des voix aux accents religieux, tons aigus où transparait à la fois le destin martyre d’une âme qui ne trouve plus de directions et finit renvoyée dans son pays à la suite d’un emprisonnement, mélange doux amer d’espoir et de résiliation. On ne se le cachera pas, cette symbiose entre le propos et la piste sonore se retrouve partout dans Chèche Lavi qui jongle entre images contemplatives et caméra portée suivant de près ses personnages selon un modèle de documentaire devenu la marque de fabrique des productions Vice et forme d’étalon esthétique du documentaire de ces dernières années. Lourd sur bien des aspects, le film est aussi agréable que pénible dans ses insistances mélodramatiques, à l’image du plan final qui met de l’avant la présidence de Trump pour appuyer l’idée que les parcours de James et Robens sont prétextes à évoquer des réalités politiques plus profondes. On se laisse malgré tout prendre au jeu et certains moments de Chèche Lavi sont d’une mélancolie renversante. Si le film est trop standard pour réellement marquer les esprits, on en retiendra sa séquence d’introduction absolument magnifique autant par ses images que par la musique de Michael Beharie.

Au bord d’un chant de mine, vestige de conflits israélo-palestiniens, des notes de piano s’élèvent du rez-de-chaussée d’un immeuble presque abandonné de Jérusalem. Entre les doigts du pianiste incapable d’expliquer la situation d’une ville marquée par l’horreur, il ne subsiste que quelques mélodies griffonnées sur les partitions qu’inspirent ce paysage désolé essayant de retrouver l’équilibre après la rupture. C’est le point de départ de l’analogie qui construit Land Mine, faisant un parallèle entre ces habitants de Jérusalem fixant l’horizon vide et le discours d’un géologue expliquant les dynamiques des plaques tectoniques. S’y ajoute un procédé de manipulation d’images fixes créant l’illusion d’un mouvement hypnotique à travers lequel la réalisatrice Tirtza Even illustre les frictions résiduelles d’un pays en suspens, accumulant les tensions jusqu’au prochain séisme. Les métaphores employées par Land Mine sont un peu faciles et la tentative de construire un discours à mi-chemin entre poésie, données scientifiques et trajectoires individuelles semble trop réfléchie, tout comme les chapitres qui découpent le film. Cependant le documentaire, un peu malgré lui, est tellement foisonnant d’idées, de bifurcations, d’images de natures différentes qu’il parvient par moment à perdre son spectateur bien incapable d’élucider le puzzle qui unit ces fragments. Le sentiment d’équilibre précaire fonctionne alors mais seulement pour de rares moments car le film finit toujours par revenir à une forme de lourdeur entre plans de drone et entrevues face caméra qui ne cessent de justifier la démarche en explicitant les liens qui unissent les scènes. D’autre part, les procédés expérimentaux sont trop timides, l’animation des images fixes par exemple est kitch à souhait (plusieurs applications mobiles permettent d’obtenir le même résultat). Reste les personnages, le pianiste surtout et ses compositions déstructurées, marquées par la rupture de manière bien plus pertinente que les images.

Dans Haunted Past on entend : « Sana helwa ya gamil, sana helwa ya gamil », joyeux anniversaire en arabe. La voix d’une mère s’élève dune cassette VHS, celles plus aigües et plus maladroites de ses filles  l’accompagnent dans un chœur ressurgi du passé, rare souvenir que la mère a laissé avant de partir. Deux passés hantent le film de Fatma Riahi, celui de cette mère ayant quitté sa famille et celui du père arrêté au Luxembourg puis emprisonné pendant plusieurs années en Tunisie en raison de son affiliation à des groupes terroristes. Ces deux passés sont liés mais le lien ne sera jamais dit et c’est en raison de cette impossible élucidation, de ces zones d’ombres pesantes, que le film est hanté. Les jeunes filles sont maintenant jeunes femmes et vivent avec leur père en Tunisie. Elles ne parlent pas de leur mère car il leur a interdit et le seul sentiment qu’elles parviennent à entretenir, c’est la colère qu’elles n’expliquent pas si ce n’est par la nécessité de soigner la plaie inexplicable de leur enfance disparue. Et puis elles lisent de la poésie, souhaitent se libérer des chaines qui les encombrent et explorer le monde, fatiguées par les corvées quotidiennes que leur impose une société patriarcale. Cette dernière s’incarne à travers le personnage du père dont la radicalité est déstabilisante, par exemple lorsqu’il affirme qu’il n’hésiterait pas à tuer un homme posant un regard insistant sur ses filles. Tawfiq est une figure effrayante, d’une violence sans nom et pourtant sa fragilité ne cesse de perturber plus encore que son agressivité. Dans le désert, Fatma Riahi lui demande – lors de l’une de ses nombreuses interventions qui assument une posture documentaire trouvant le juste milieu entre objectivité distante et démarche participative – si ses promenades sont aussi l’occasion de regretter ses agissements passés. Mais Tawfiq a été extradé puis torturé en Tunisie, rejeté par son père et quitté par sa femme ce qui le pousse à répondre « j’ai été puni une fois, pourquoi punir un homme toute sa vie ? ». La réplique est lâchée simplement, comme toutes les autres, c’est l’intimité qui parle nous posant une question difficile à réfléchir : « que faire de ces islamistes arrêtés avant d’avoir commis le moindre crime ? ». Enfin, la dernière force de Haunted Past réside dans la complexité des paroles récoltées, toujours empreintes de mystères et de mensonges, les différentes interventions offrent des versions différentes de l’histoire, n’apportant aucune réponse. On en sort hanté, politiquement perturbé et sensiblement frappé par la voix de ces jeunes filles prises dans l’étau du passé instable et du futur incertain. Elles rêvent d’avenir tandis que résonnent encore l’écho de la voix de leur mère : « Sana helwa ya gamil, sana helwa ya gamil », joyeux anniversaire en arabe.


20 novembre 2019