RIDM 2020 – Blogue n°1
par Robert Daudelin
City Hall
Frederick Wiseman est chez lui à Boston : il y est né, il y a fait ses études et y a réalisé un de ses films les plus célèbres, Near Death, en 1989. S’il souhaite, une fois de plus, décrire le fonctionnement d’une institution, City Hall n’en est pas moins le portrait, vivant, éclaté, de « sa » ville. À son habitude, Wiseman se glisse partout, observe, enregistre et nous invite à comprendre ce qui fait la spécificité de l’administration (ses rouages, ses composantes) d’une grande métropole. Ses sympathies nous étant bien connues, il n’est pas étonnant qu’il donne très généreusement la parole au maire actuel de Boston, un Irlandais catholique, fils d’émigrants modestes, sensible à la diversité ethnique de la ville – 28% des habitants ne sont pas Américains « de souche » – qui n’hésite pas à dénoncer les carences du pouvoir fédéral.
Comme toujours, Wiseman s’en tient à une position de témoin, mais un témoin qui sait toujours où la caméra doit être placée pour voir juste et, surtout, pour écouter ce qui est dit. Parce que le cinéma de Wiseman est un cinéma de la parole recueillie, de la parole qui porte, Il y a beaucoup de réunions et de discours dans City Hall auxquels le cinéaste nous demande d’être très attentifs : c’est à travers eux que la spécificité de cette ville si particulière se révèle. Martin Walsh, le maire progressiste, est un bon orateur qui sait le poids des mots et qui sait convaincre; face à lui, certains citoyens, souvent résidents des quartiers pauvres de la ville, sont également de redoutables interlocuteurs, pour le plus grand plaisir du cinéaste.
Pour Martin Walsh, la définition même d’une ville, c’est un « groupement de communautés » et la justice sociale est la clé de voûte de cette structure; qui plus est, toujours selon ce maire progressiste, c’est en bâtissant la ville sur de telles assises qu’on va bâtir la nation.
Toujours monteur de ses films, Wiseman prend ici un plaisir évident à rythmer City Hall de plans de sa ville, du Boston moderne, comme du Boston historique, universitaire ou touristique, mais aussi des quartiers modestes, parfois mal en point. À 90 ans, Frederick Wiseman, sait mieux que personne que le montage est une forme de dialogue avec le spectateur; son nouveau film en est à nouveau la brillante démonstration.
L’histoire interdite (The Forbidden Reel)
Kaboul est bien loin de Boston et on ne sait rien de son maire. On ne sait rien non plus de ce qu’a été le cinéma afghan qui pourtant a bien existé, à preuve les quelques bobines qui ont survécu aux destructions systématiques dont les talibans furent responsables dans les années 1990. Ariel Nasr, cinéaste montréalais d’origine afghane, s’est donné comme défi de rappeler l’existence de ce cinéma et, à travers les moreaux retrouvés, de nous rappeler l’histoire douloureuse de ce pays extraordinaire.
The Forbidden Reel (L’histoire interdite) est beaucoup plus qu’un document historique, c’est une réflexion sur les rapports entre cinéma et société : les images retrouvées nous parlent éloquemment d’un Afghanistan dont nous ne savons rien et qui n’a rien à voir avec le pays mis en pièces par les talibans. Ces images nous parlent aussi de l’Afghanistan des années de guerre civile quand un jeune cinéaste propose ses services au commandant Massoud pour filmer les combats contre l’occupant soviétique et, plus tard, contre les talibans. Pour ce faire, Nasr a retrouvé les cinéastes de la première génération, ceux qui, dans les années 1960, ont créé Afghan Film (notamment Latif Ahmadi) et ceux qu’ils ont formés. C’est à travers leurs témoignages, passionnés autant que précis, que nous allons de découvertes en découvertes, de surprises en surprises.
The Forbidden Reel est le résultat d’un long travail de recherche et il faut être reconnaissant à Ariel Nasr pour son entêtement ; son film est d’ores et déjà l’un des temps forts de cette édition des RIDM.
Les libres
À Roberval, sous des allures de complexe industriel très actuel, se cache un lieu hors du commun : cette usine de transformation du bois est un laboratoire où l’on expérimente la réinsertion dans le monde du travail. Nicolas Lévesque, avec une caméra complice, mais discrète, a suivi pendant plusieurs mois l’expérience d’ex-détenus qui ont accepté le défi d’un stage intensif qui pourrait leur permettre de faire échec à un passé qui leur colle aux fesses.
Les libres bénéficie d’une écriture fluide où le cinéaste, attentif à chaque détail, multiplie les raccords en douceur pour créer progressivement une réelle complicité entre le spectateur et les quatre protagonistes qu’il suit dans leur périple en soulignant avec une grande justesse la diversité des parcours de chacun. Cette complicité vite établie doit beaucoup à la présence du principal responsable du stage : Alain, lui-même ouvrier (contremaître) aguerri qui connaît tout du bois et de son traitement, est un extraordinaire pédagogue, doublé d’un travailleur social capable de rapports d’égalité avec ceux qu’il encadre. En toile de fond, la réalité du travail toujours présente dans ce cinéma de proximité, respectueux de ceux qu’il filme et attentif à leurs aspirations, comme aux embûches que la vie leur propose.
L’Indien malcommode (Inconvenient Indian)
Librement adapté du livre éponyme de Thomas King, le film de la cinéaste métisse et algonquine Michelle Latimer est un objet inclassable, un peu brouillon, mais dont la pertinence n’échappera à personne. Dès la séquence d’ouverture, l’arrivée au cinéma de Thomas King, avec ses allures de professeur d’université, est une façon bien concrète de secouer nos préjugés : cet homme de descendance cherokee n’a décidément pas des allures standards ; c’est un « inconvenient Indian » – « Not the Indian you had in mind », comme il le dit si bien, avec une réjouissante ironie.
Ce que cet Indien malcommode veut nous faire comprendre c’est que nous vivons avec « l’idée de l’Indien », pas avec l’Indien, et que ça nous arrange, l’idée n’étant pas menaçante. Paraphrasant presque John Ford, King affirme, d’entrée de jeu : « We don’t need the thruth ; we have the legend ». Et Michelle Latimer développe malignement cette idée, sachant très bien, comme l’a déjà rappelé King que: “Once a story is told, it cannot be called back”.
Plus généralement, Inconvenient Indian s’en prend à notre ignorance, utilisant, en la fragmentant, la fable du coyote et des canards pour illustrer le cul de sac où mène l’ignorance entretenue. Pour les premiers occupants de ce territoire (l’Amérique du Nord), il a fallu affronter la dite civilisation occidentale et la chrétienté, sans parler de l’arrogance des puissances coloniales. Cet affrontement se perpétue, d’où la nécessité, nous dit King et le film, de juger le présent à travers le passé – jusqu’à, y inclus, John A. Macdonald et l’idée très canadienne d’assimilation.
Film militant, assurément, Inconvenient Indian est une œuvre ouverte où, citoyens, penseurs, artistes, sont conviés à une réécriture de l’histoire, aussi urgente que nécessaire pour la suite du monde.
Les RIDM se déroulent cette année en ligne, partout au Québec, du 12 novembre au 2 décembre. Découvrez toute la programmation ici.
Image d’introduction: The Forbidden Reel
12 novembre 2020