RIDM 2020 – Blogue n°5
par Louis-Jean Decazes
Selon Marcel Hanoun, « La création est un cri politique ». Telle est la leçon à tirer et le premier constat qui ressort de ce corpus documentaire, reflet de la richesse et de la diversité de la sélection 2020. Retour en quelques paragraphes sur trois films présentés dans la section « Contester le pouvoir », tous proposant un échantillon représentatif d’un champ passionnant et souvent sous-estimé, à la marge des productions indépendantes et des coopérations inédites : celui des « ciné-luttes ». Ces prises de paroles urgentes permettent de documenter de tristes réalités à travers une forme radicale associée à des idées politiques subversives dans le but de combattre l’injustice et de saluer la bravoure de celles et ceux qui se dressent contre l’ordre établi.
L’un des films phares de cette section est sans conteste le dernier opus en date du cinéaste congolais Dieudonné dit « Dieudo » Hamadi, dont le travail de cinéaste-témoin est largement reconnu et qui est une figure familière aux RIDM. Avec En route pour le milliard (Downstream to Kinshasa), l’un des trois documentaires labellisés Cannes 2020 – il s’agit, au passage, du premier film de la République Démocratique du Congo en sélection officielle au prestigieux festival –, il dresse le portrait de survivant.e.s de la guerre des six jours, une succession d’affrontements à l’arme lourde entre deux groupes rebelles ougandais et rwandais survenue en 2000, dans la ville de Kisangani. Avec compassion et minutie, il donne la parole à ces victimes et suit de près leur combat pour la reconnaissance historique de ce conflit meurtrier, la condamnation des belligérants et l’obtention d’indemnités financières qui, bien que promises, n’ont jamais été versées. Las de ces longues années d’indifférence manifeste du gouvernement à leur égard, les membres de l’« Association des Victimes de la Guerre des Six Jours » décident d’entreprendre un long et périlleux voyage sur le fleuve Congo pour rejoindre Kinshasa, la capitale du pays où se sont réfugiés la plupart des anciens ressortissants de cette guerre, pour défier les représentants d’un Etat en déliquescence dans l’optique de faire entendre leurs voix.
Hamadi suit avec une certaine poésie la lente progression du bateau lourdement chargé sur le long fleuve aux allures de lac brun-gris, après nous avoir emmené sur un mode plus direct dans la vie communautaire de cette petite ville du Nord-Est du Congo-Kinshasa. On voit les habitants chanter, manger, se chamailler, se plaindre… Cette capture de leurs activités collectives, révélant au passage leurs us et coutumes et pratiques culturelles traditionnelles, vise à rappeler que les liens fraternels qui unissent l’ensemble des Boyomais (gentilé de Kisangani) permettent de panser les blessures et de diluer l’amertume de celles et ceux qui restent physiquement et psychologiquement marqués par les dégâts causés lors des évènements de 2000. S’ajoutent à cela des intermèdes faisant la part belle au théâtre musical, dans lesquels les survivants usent de méthodes artistiques pour faire face à leur sort, qui servent de trait d’union entre les différentes étapes du « schéma narratif » et de points de rupture à l’esthétique naturaliste à l’œuvre. Mais ces aspects esthétiques ne compensent pas totalement mes réticences face au traitement précipité des protagonistes, tendance à laquelle cède trop souvent le réalisateur à mon goût. L’autre chose est qu’au dernier tiers du film, le « récit » s’égare et s’oriente vers ce qui pourrait s’apparenter à un prologue de Kinshasa Makambo (le précédent long métrage de Hamadi), qui sans être dénué d’intérêt, n’est pas en totale harmonie avec la ligne narrative établie dans les deux premiers tiers du film. Mis à part cela, En route pour le milliard demeure un hymne sensible et un appel charitable à la persévérance. Bien qu’il n’apparaisse jamais à l’écran, préférant une approche omnisciente, le lien empathique qu’entretient Dieudo Hamadi envers ces malheureux et la cause qu’ils défendent déteint tout au long du film.
Le cinéma « au féminin », toujours mis en avant aux RIDM, s’incarne cette année entre autres par le film argentin Mother-Child. Deuxième long métrage d’Andrea Testa, Niña mamá – pour reprendre son titre original – est son premier film documentaire. Cette nouveauté marque un tournant dans l’œuvre de la réalisatrice, jusqu’ici connue pour ses fictions en costumes, souvent adaptées de romans historiques, et mettant en scène des comédiens professionnels. Mother-Child aborde des thémathiques nouvelles chez Testa comme la grossesse non désirée et l’avortement clandestin. S’il témoigne de directions inédites, le film ne s’inscrit pas moins dans la continuité des œuvres précédentes de la cinéaste. On reconnaît en effet l’esthétique sobre et l’attention portée aux tensions et aux peurs éprouvées par des femmes en proie aux rouages de leur société. Avec ce film, la réalisatrice nous emmène dans les salles de consultation d’un hôpital public en Argentine, où des gynécologues, toujours situées hors-champ, reçoivent des jeunes femmes enceintes venant d’accoucher ou hospitalisées à la suite d’avortements échoués. Souvent issues de milieux défavorisés, nombre d’entre elles sont victimes de violences domestiques. De ce fait, il leur est difficile d’entrevoir une lueur d’espoir, d’espérer un avenir prospère, riche en promesses.
Bien que ces infortunes impliquent une accumulation de tuile pour ces jeunes femmes, leurs malheurs ne sont pas traîtés sur un mode misérabiliste. Testa recueille leurs témoignages avec une caméra au plus près des visages qui scrute leur détermination à atteindre le bout du tunnel. Et l’ensemble brille par son noir et blanc tamisé et son implication distanciée qui permet de contourner tout apitoiement et chantage à l’émotion. La bienveillance de la démarche et la chaleur de la mise en scène relèvent d’un choix éthique ; elles permettent à Testa d’aborder avec apaisement et recul des problèmes particulièrement dramatiques de l’actualité argentine. Soulignons par ailleurs que la cinéaste emprunte la méthode la plus directe, celle du film d’observation : elle recueille les témoignages tels quels, ne donnant que peu d’éléments sur le passé de ces jeunes femmes et reconstituant leur histoire comme l’assemblage des pièces d’un puzzle. Constituant un modèle de documentaire épuré et de dénonciation sans pathos de la condition féminine, Mother-Child se tient loin des films engagés au sens classique et des pamphlets politiques filmiques, et revendique avant tout une mise en cause mesurée des problèmes sociaux, afin de les transformer en œuvres au service d’un monde plus juste.
Mais mon véritable coup de cœur est venu du court métrage d’un collaborateur de 24 images, une pierre de plus à l’édifice que ce dernier construit depuis son émergence dans le paysage cinématographique québecois : Peugeot pulmonaire. Samy Benammar est un cinéaste et artiste plasticien qui aime explorer les possibilités actuelles de l’expression filmique et multiplier les approches stylistiques mariant le cinéma expérimental et l’art vidéo, et où le traitement des archives occupe une place importante. L’histoire de sa famille est au cœur de son imaginaire filmique, et le souci de dépoussiérer le passé pour éclaircir le présent traverse son œuvre. Peugeot pulmonnaire s’inscrit dans la droite ligne de ses installations et réalisations antérieures. Film sur la vérité historique du prolétariat et les périls de l’industrialisation, sa dernière livraison s’ancre dans une réalité complexe et douloureuse : l’exploitation des travailleurs, au moment même où, dans la réalité, une boîte contenant des négatifs de radiographies pulmonaires et des vieux papiers tombe entre les mains du réalisateur. Ces documents rendent compte des conditions sanitaires déplorables dans lesquelles étaient contraints de travailler les salariés d’une ligne de montage élaborée dans une usine Peugeot des années 1950. Parmi eux, se trouvait un certain Ammar Bennamar, le grand-père de Samy. Les noms des ouvriers, leurs postes de travail, leurs dossiers médicaux, regroupés par les bons soins de Benammar lui-même, lui ont permis de révéler le véritable visage de la grande époque industrielle : « [celui] d’une industrie de la mort à la chaine », dixit le directeur artistique des RIDM, Bruno Dequen.
On comprend donc l’attrait du cinéaste pour ces ruines. Mais y a-t-il un intérêt pour le spectateur à être confronté à de la matière dont plus personne ne veut, quelque chose qui a été laissé pour compte, qui n’importe plus ? Le pari – on le saisit – est d’accéder, au-delà de tout intérêt expérimental et conceptuel, à une forme d’intimité, de proximité avec le contenu de ces archives. En outre, la juxtaposition et la répétition de ces éléments séparés, l’entremise d’intertitres ainsi que le recours à une bande-son oscillant entre voix off et dissonance métallurgique permet au réalisateur de développer à satiété un thème qui lui est cher et d’éveiller chez le spectateur un sentiment de colère causé par des pratiques injustes. Une impression qui s’invite d’elle-même, dans cet objet filmique, grâce à la fascination matérielle pour ces documents éprouvée par le cinéaste qui préside à leur manipulation. Mais Benammar ne cède pas à la facilité d’exploiter la physicalité du matériau en en faisant poindre les rayures ; il conserve les traces du temps pour afficher le respect qu’il porte aux personnes concernées. Une manière respectable tout autant que respectée pour lui de maintenir sa pudeur et de se réclamer du droit d’exposition publique. Tout bien considéré, nul doute que face à l’actuel regain des disparités dans les conditions de travail, ce Peugeot pulmonaire arrive à point nommé.
Ces trois films sont disponibles sur enligne.ridm.ca jusqu’au 25 novembre.
23 novembre 2020