RIDM 2020 – Blogue n°8
par Sarah-Louise Pelletier-Morin
« Il y a des milliers de façons de raconter cette histoire », lance-t-on en ouverture du documentaire Dark City Beneath the Beat, qui était présenté du 12 au 18 novembre dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM). C’est à travers la culture hip-hop que la réalisatrice Tedra Wilson, rappeuse et productrice mieux connue sous le nom de TT The Artist, a choisi de raconter sa ville d’adoption, Baltimore. C’est dans cette ville qu’est née une sous-culture du hip-hop, le « Baltimore club music », un genre musical qui mélange les sons de la rue et des clubs : « Contrairement à ce qu’indique son nom, la “Baltimore club music” ne résonne pas uniquement dans les clubs le temps du week-end, c’est la véritable bande son du ghetto : les derniers hits et les classiques du genre sont diffusés sur la radio locale 92Q, leurs gimmicks et refrains repris dans les rues du ghetto, les pas de danse et les chorégraphies du moment testées jusque dans les cours de récré.[…] De la même façon que soul et rap à leurs époques respectives, la Baltimore club music chronique tous les aspects de la vie quotidienne des habitants du ghetto, heureux comme malheureux[1]. »
Baltimore est une ville composée aux deux tiers d’Afro-Américains (à l’échelle des États-Unis, ils forment moins d’un sixième de la population), aux prises avec divers problèmes de pauvreté, de drogue et de criminalité. Le film évoque entre autres la « pandémie d’héroïne » qui y sévit, ainsi que les nombreux homicides. « Trop de gens meurent jeunes à Baltimore », résume un intervenant du documentaire. Le portrait de ville, qui aurait pu être sombre, est pourtant d’une grande luminosité. Il se dégage en effet de ce film une joie absolument palpable, contagieuse et énergisante.
Si l’ambition du film est de raconter, force est de constater qu’il n’est conduit par aucun fil narratif. On se rend rapidement à l’évidence, au demeurant, qu’il va moins nous « raconter la ville » que nous donner à la voir et à l’entendre. Dark City beneath the beat se présente en effet comme une œuvre hybride, un documentaire au croisement du vidéoclip, dont le travail sur l’image et la couleur n’est pas sans rappeler une certaine esthétique publicitaire. De fait, on en apprend peu sur les enjeux sociaux et politiques de la ville, mais là n’est pas l’ambition du film, qui se situe ailleurs : son intérêt réside précisément dans l’expérience esthétique qu’il nous propose.
On ne saurait trop insister sur la dimension proprement sensorielle, qui plus est jubilatoire, du film. Si on le pouvait, on voudrait mordre dans les couleurs du film, qui trouve sa cohérence esthétique dans les tons d’orangé qui le traversent d’un bout à l’autre. Dans une traversée de 66 minutes bien denses, le long métrage ne lâche jamais l’œil et sa pulsion scopique, jusqu’à saturation, en posant la caméra sur des corps urbains, mus par le « upbeat » d’une musique hip-hop qui ponctue quasiment chaque scène. Zoom sur des corps grandis, pour ne pas dire « épicisés » dans des plans en contre-plongée, magnifiés par le jeu combiné qui fait se succéder les images ralenties et accélérées des mouvements de danse chorégraphiés et performés pour le film. À chaque fois que je visionne un documentaire sur la danse, j’en viens toujours à penser que le septième art a été inventé pour filmer des corps qui dansent.
Mais tous ne le font pas aussi habilement. Il faut d’ailleurs saluer le travail de la direction photo et de la scénographie. Il y a un véritable souci dans l’agencement des formes et des couleurs. Les endroits où l’on choisit de filmer les chorégraphies (cours d’école, marchés publics, gymnase, club) sont savamment choisis. La caméra joue sur la dissonance entre les courbes géométriques de ces espaces et ceux des corps, de même qu’elle investit la tension entre les couleurs de ces lieux et ceux des danseurs. Parmi les scènes emblématiques qui jouent sur cette tension, on retiendra celle où les lignes droites et beiges d’un édifice à l’allure victorienne en viennent, semble-t-il, à dialoguer avec les corps queers, colorés, et contorsionnés des danseurs, de même que cette autre scène filmée dans une cour d’école colorée par des graffitis, qui recueille les corps des danseurs, vêtus d’un blanc presque trop blanc, immaculé.
Les scènes de danse, qui se succèdent comme autant de courts vidéoclips, ne sont interrompues que par quelques portraits d’artistes engagés dans la communauté hip-hop. Au début du film, le regard se pose furtivement sur Mighty Mark, un acteur illustre du Baltimore Club Music, qui s’engage auprès des jeunes de sa communautés pour les initier à la musique et à la danse. Car le Baltimore club music n’est pas qu’un genre musical, mais il est aussi un style de danse, d’où l’importante composante chorégraphique du film. La seconde partie du documentaire nous introduit justement dans l’univers des compétitions de danse. Le film insiste sur la fonction sociale de ces compétitions, qui ont un volet féminin et masculin, et qui font œuvre utile dans la communauté, en créant des amitiés, en donnant un sens à ceux qui, comme le formule efficacement Mighty Mark, « sont extrêmement passionnés mais n’ont pas de direction ».
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Si le genre cinématographique du documentaire a bien un pouvoir, un possible, c’est celui de donner à voir des cultures qui seraient autrement invisibles, d’entendre des paroles qui seraient autrement inaudibles, de nous offrir une incursion dans une culture impénétrable ou étrangère.
Hélas, trop souvent, le genre documentaire adopte une posture « exotisante ». Dark city beneath the beat évite ce piège – c’est bien là sa force – d’abord parce qu’il est conçu d’un bout à l’autre par une femme qui fait partie intégrante de la communauté hip-hop de Baltimore. J’ai pour ma part toujours eu une prédilection pour les documentaires qui montrent une culture à travers ses « gestes », qui se pose sur des « manières d’être » qui demandent une observation, qui seraient autrement presque imperceptibles. Dark city beneath the beat en vient à traquer quelques-uns de ces gestes ; il s’ouvre, par exemple, sur l’attention à un détail, alors qu’on filme Mighty Mark en train de se faire coiffer chez le barbier, recevant ce qu’il appelle sa régulière « clean cut ». Le film nous montre bien qu’au-delà des pas de danse et du beat, la culture hip-hop de Baltimore, ce sont autant de choses qu’une coiffure, des vêtements, une démarche, une façon de s’exprimer – bref, un style de vie.
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En 2008, le théoricien anishinaabe Gerald Vizenor publiait un essai sur la survivance (mot dérivant de la contraction de « survie » et de « résistance »), dans lequel il proposait de remplacer le discours victimaire sur les Autochtones par un discours optimiste, basé sur l’humour et la résilience. Il suggérait dans cet essai une façon de réécrire les récits (narratives) autochtones en utilisant notamment des stratégies d’ironie et de dérision. Dark City beneath the beat, mobilise une stratégie analogue, c’est-à-dire qu’il propose d’épingler l’histoire de Baltimore à partir de ses survivants, qui sont tous présentés dans leur versant actif, joyeux, résilients, lumineux. On est en droit de se demander si cette perspective ne manque pas de lucidité. À cela, il faudra répondre par la négative. Car la réalisatrice choisit non pas d’enterrer complètement la violence de Baltimore, mais plutôt de lui offrir un contre-discours, en surimposant des survivants aux victimes, en donnant la primauté aux initiatives qui luttent contre les problèmes sociaux, plutôt que de montrer les problèmes sociaux eux-mêmes. À ce sujet, le montage construit habilement ce geste clair-obscur de lucidité joyeuse ; on filme par exemple des corps meurtris par des cicatrices ou des visages écorchés par le temps, mais en les encadrant entre parenthèses, entre deux scènes de corps sublimés et puissants en train de danser.
Parce qu’il nous propose une expérience quasi synesthétique entre la couleur et le son, qu’il adresse une ode à la vie, à la puissance de la rue et à la résilience, Dark city beneath the beat est assurément un film à ne pas manquer.
[1] Olivier Schmitt, « Baltimore Club Music, dance my pain away », https://dedicatedigital.com/baltimore-club-music-dance-my-pain-away/,
3 décembre 2020