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Festivals

RIDM 2020 – Blogue n°4

par Jérôme Michaud

Serait-on maintenant entrés dans la dystopie? À lire à rebours le corpus littéraire contre-utopique, à regarder à nouveau les films de même acabit, se sont-ils actualisés, serait-on passés de l’autre côté du miroir? C’est ce que semblent sous-entendre les RIDM, et elles ne sont pas les seules, lorsqu’elles intitulent judicieusement une section « Réfléchir la dystopie/Contemplating Dystopia ». On joue ainsi sur la polysémie que convoque réfléchir et contemplate : on pense et analyse la contre-utopie, mais on la représente, la regarde et l’observe aussi dans notre monde.

Un exemple frappant est sans l’ombre d’un doute The Foundation Pit d’Andrei Gryazev. Dans un collage presque exclusivement composé de vidéos amateurs glanées sur YouTube, le cinéaste russe rassemble des prises de paroles individuelles et de groupes dans lesquelles son peuple enguirlande ou formule des requêtes à son président Vladimir Poutine, rien de moins. Dans un pays où la prise de parole contre le pouvoir est délicate, Gryazev redonne de l’importance à une contestation éparse et désorganisée, tristement empreinte d’un désespoir certain, symptôme d’un pays au sein duquel l’opposition est muselée, pour ne pas dire empoisonnée, sort présumément réservé à Alexeï Navalny il y a quelques mois. Portant le même titre que le roman éponyme d’Andrei Platonov, œuvre dystopique critiquant par la bande le stalinisme des années 1920, pas étonnant que The Foundation Pit dépeigne la Russie actuelle comme un pays aux fondements démocratiques chambranlants dont on peut questionner la personnalisation et la centralisation du pouvoir. Une souffrance profondément ancrée, intergénérationnelle, se dégage du film de Gryazev. Elle pèse sur ses protagonistes dont le regard, toujours porté vers la caméra, ne laissera personne indifférent. En créant un lien de filiation avec Platonov, le geste de Gryazev vise précisément à associer dystopie et Russie contemporaine, à montrer que même si Staline est loin derrière, de grandes problématiques demeurent.

A Machine To Live In de Yoni Goldstein et Meredith Zielke convoque à profusion tout l’imaginaire utopique qui a accompagné la construction et le développement de Brasilia, ville construite rapidement dans les années 1950 afin de relocaliser la capitale du Brésil dans un endroit plus central. Par le truchement de multiples voix auxquelles une large dose de contemplation est ajoutée, le film forme une mosaïque protéiforme et complexe, à la fois jouissive et déroutante, au sein de laquelle on ne sait pas toujours qui parle et d’où il parle. Cette ambiguïté assumée participe à la beauté majestueuse du film qui se revendique d’entrée de jeu d’une logique du rêve. Toujours servie par une image aux teintes chaleureuses et aux cadrages architecturaux minutieux, la première partie explore le centre de la ville alors que la seconde s’intéresse aux communautés parfois sectaires qui se sont formées dans les pourtours campagnards de la ville nouvelle. Si la deuxième section s’impose avec moins de force, il n’en demeure pas moins que A Machine To Live In est un des essais cinématographiques les plus ambitieux et maitrisés de l’année. Sans laisser entendre que l’expérience du monde nouveau que faisait miroiter Brasilia fut un échec, le film dresse tout de même les limites de son idéal utopique, tranquillement résorbé au fil des années, et ce, en ne manquant pas d’écorcher subtilement Bolsonaro qui, en tant que chantre du capitalisme sauvage, ne fait qu’accélérer la disparition de la beauté humaine et communautaire qui régnait dans la capitale.

Me and the Cult Leader du japonais Atsushi Sakahara ne séduit pas tant par son esthétisme, dont la facture tendant vers l’amateurisme est induite par un tournage à équipe réduite, suivant ses protagonistes au gré de leurs déplacements, que par sa charge émotive élevée propre aux films dans lesquels on confronte des bourreaux. À la nuance près, qu’ici, la personne talonnée, Hiroshi Araki, n’est pas directement un tortionnaire, mais le simple chargé des relations publiques d’Aum Shinrikyō, secte responsable de l’attentat au gaz sarin de 1995 dans le métro de Tokyo. Le film aurait pu être assez banal si ce n’était du cinéaste qui est lui-même l’une des victimes de ladite attaque. Dans une cordialité presque amicale, ce dernier guide astucieusement Araki sur les traces de son passé et de sa mémoire, lui qui avait pourtant fait acte de renonciation. Dans une œuvre pleine de souffrances enfouies, une humanité émerge tout doucement. Avec cet exemple saillant d’endoctrinement profond, Sakahara montre à quel point démonter l’illusion sectaire est difficile puisque cela implique d’entièrement détruire un monde mental depuis longtemps établi. Et c’est sur ce point que secte et dystopie se rejoignent, en tant qu’une secte est une sorte de mini-société dystopique contrôlée par un pouvoir qui n’est pas étatique, mais qui émane plutôt d’un gourou.

Illustration : A Machine To Live In


21 novembre 2020