RIDM 2021 – BLOGUE N°4
par Elijah Baron
Nous démarrions notre couverture des RIDM avec Putin’s Witnesses (2018) et Gorbachev. Heaven, deux portraits politiques tirés de la rétrospective Vitaly Mansky. Poursuivons maintenant avec d’autres films du cinéaste russe que nous étions invités à découvrir ou à revisiter en sa présence dans le cadre du festival.
Private Chronicles. Monologue (1999)
Touchant à une multitude de sujets, tous liés de près ou de loin à la chute de l’URSS, la filmographie de Mansky pourrait être décrite dans son ensemble comme une exploration des ruines d’un empire déchu. Il s’agit à la fois d’un empire extérieur, en tant que créature géopolitique imposante, et un empire intériorisé, psychologique, qui continue d’exister dans la conscience et le souvenir d’individus ayant vécu quasiment la même vie, du fait de la grande homogénéité de la société soviétique. Private Chronicles. Monologue illustre cette idée de façon audacieuse en utilisant des centaines d’enregistrements familiaux d’époque, de toutes provenances, pour faire, à travers la biographie fictive d’un homme quelconque, le portrait global de la dernière génération à avoir atteint l’âge adulte avant la perestroïka. Les images papillonnantes d’un bonheur privé s’accordent étrangement avec le texte lyrique, sous forme de monologue spontané, qui l’accompagne : les visages se brouillent et se fondent les uns dans les autres avec la fluidité du rêve, mis au service d’un récit dont le caractère foncièrement anonyme ne nuit pas à l’authenticité du projet. On y voit même une introspection qui révèle les origines personnelles des thèmes et des symboles qui reviendront sans cesse dans les autres films du cinéaste.
Under the Sun (2015)
Ainsi, le choix a priori inattendu de quitter le territoire de l’ex-URSS pour étudier la Corée du Nord s’explique principalement par une volonté de se comprendre soi-même, et de se confronter à l’histoire de son propre pays : il n’y avait sans doute que le régime totalitaire de la dynastie Kim pour nous transporter au plus près de l’époque stalinienne, tout en retrouvant une esthétique et une rhétorique d’État similaires à celles qu’a connues dans sa jeunesse le cinéaste. Dans Under the Sun, comme dans Private Chronicles, celui-ci cherche à définir et à délimiter l’espace de liberté individuelle dont bénéficient celles et ceux qui vivent sous une dictature. Or, le contexte coréen se révèle particulièrement brutal, dénué des moyens de résistance (l’amour, l’art) qui étaient à la portée des Soviétiques. Contraint de tourner des scènes entièrement dirigées par les autorités, Mansky a néanmoins réussi, par une série de stratagèmes risqués, à détourner le film de propagande qui lui était imposé pour révéler la subjugation complète de ses sujets, et surtout, transcendant la barrière linguistique et culturelle par l’entremise des gros plans, capturer des sentiments réels (la confusion, la frustration, la souffrance, l’ennui) qui seuls échappent au contrôle de l’État et constituent des traces de liberté.
Close Relations (2016)
Comme pour annoncer une nouvelle phase de sa carrière, consacrée à l’évolution de la Russie sous Vladimir Poutine, Mansky débutait son projet suivant par cette déclaration douloureuse : « Je n’aurais jamais pensé réaliser ce film ». Il aurait effectivement été difficile d’anticiper les changements qui ont fini par rendre une traversée de l’Ukraine, la terre natale du cinéaste, presque aussi périlleuse qu’un passage en Corée du Nord. Tourné dans plusieurs régions du pays, tantôt dans un Lviv en sécurité relative, tantôt dans une Crimée nouvellement annexée et tantôt dans un Donbass en plein conflit armé, Close Relations est un témoignage émotionnellement violent d’un peuple divisé par une guerre fratricide. Sans porter de jugement, Mansky visite différents membres de sa famille là où ils se trouvent pour les amener à s’exprimer, les uns après les autres, sur cette crise qui perdure depuis 2014, exposant leurs visions irréconciliables de la situation. Poutine, méprisé et caricaturé en Hitler d’un côté, et acclamé en libérateur de l’autre, incarne ici par son visage orwellien et sa voix assourdissante (que l’on entend détoner dans les rues de Crimée) une fracture tragique entre les êtres les plus proches.
Broadway. Black Sea (2002)
Vu l’atmosphère oppressante, froidement résignée de ses dernières œuvres, on serait tenté de revenir vers un film précédent de Mansky, où celui-ci semblait croire en la possibilité d’une réconciliation sociale, aussi incertaine soit-elle. Broadway. Black Sea est porté par la promesse irréelle d’une utopie estivale au Sud de la Russie ; tel un monde autosuffisant, le village de tentes éphémère du nom de Broadway représente une nouvelle manifestation de ce fameux « État dans l’État » évoqué dans Private Chronicles. Les souvenirs traumatiques de campagnes militaires passées, ainsi que l’hymne national soviétique à peine ressuscité, n’interviennent qu’en tant que mirages troubles dans cette oasis où l’idéologie cède le pas à l’euphorie vacancière. Observés avec humour et affection dans leurs activités, les habitants temporaires de Broadway, qui n’auraient rien à envier à la liberté et à l’extravagance de personnages de Fellini, forment une sorte d’idéal de communauté primitive que l’on ne saurait imaginer nulle part ailleurs sur le territoire de l’ex-URSS.
Les projections en salle des RIDM sont désormais terminées, mais le festival se poursuit en ligne jusqu’au 25 novembre ici.
22 novembre 2021