TIFF 2018 – Blogue #1
par Ariel Esteban Cayer
Le TIFF, anciennement (et toujours un peu le) « Festivals of Festivals » du Canada, bat son plein à Toronto, dans une atmosphère toute particulière, situé entre l’effervescence et l’oppression. Le progressisme est l’enjeu du jour, reflété dans une programmation à priori belle, variée et conséquente avec les idéaux d’inclusivité que le festival tâche de mettre de l’avant… tandis que surplombent à perte de vue les tours à condos, que les billets s’envolent à des prix ridicules (excluant la vaste majorité des Torontois des festivités) et que les intérêts financiers de la croûte de l’industrie sont fièrement étalés sur King Street et au-delà – un quadrilatère qui revêt pour l’occasion, et j’emprunte ici l’expression à un ami, des airs de « Formule 1 du cinéma ».
Les membres de l’industrie et les cinéphiles les plus nantis pourront dans les prochains jours rattraper les œuvres majeures de l’année passée et à venir. Se chevauchent à tous les jours dans la vaste grille horaire les incontournables (qu’il s’agisse de Barry Jenkins, Steve McQueen, Lazlo Nemes, Jean-Luc Godard, Olivier Assayas, Jia Zhang-ke, Hong Sang-soo, Naomi Kawase, Mia Hansen-Love, Bi Gan, Claire Denis, on en passe) et les films à vedettes et à Oscars (dont la sélection fait toujours sourciller, bien que certains, comme ceux de Bradley Cooper et Brady Corbet, enflamment à juste titre les critiques et le public). Et il y a, heureusement, les premières mondiales de premiers films prometteurs, dont voici deux exemples.
Présenté dans Platform, la seule section compétitive du TIFF dédié au « cinéma d’auteur d’aujourd’hui », Jessica Forever de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, désamorce d’emblée plusieurs attentes (il fallait s’y attendre ; le duo cosignait récemment avec Bertrand Mandico et Yann Gonzalez, un manifeste pour un « cinéma enflammé » dans les Cahiers du cinéma). Du cinéma-mood board, si on peut se permettre l’expression, mois ficelé que libre de passer d’une image à une autre, dans une pure logique émotionnelle, leur film se construit, comme chez Mandico et Gonzalez, d’une enfilade d’agencements esthétiques incongrus et inspirés. Mais si leurs compatriotes puisent librement dans le cinéma bis des années 1960, 70 et 80 (voir Les garçons sauvages et Un couteau dans le cœur),Poggi et Vinel ne pourraient être plus contemporains dans leur démarche. Ils nous présentent ici un monde futuriste, vaguement post-apocalyptique, construit de fragments du moment présent : un souvenir vaporeux du nouveau millénaire, de ses images de synthèses, plastiques et faussement edgy, de ses drones meurtriers et cauchemardesques, de ses banlieues modernes et dépeuplées, de même que de ses milices armées, dont le concept est ici récupéré au profit d’une jeunesse désabusée, à l’intersection du grunge, de punk et militaire.
Le film met en scène des « orphelins » symboliques, remplis de rage, élevée aux jeux vidéo, aux boissons énergétiques, aux sports extrêmes, mais surtout, à la violence de la superficialité du monde et de sa logique de consommation constante. L’angélique Jessica (Aomi Muyock, vue dans Love de Gaspar Noé, et dont le personnage est ici inspirée de Metal Gear Solid V, c’est tout dire) trône au centre de cet espace fantasmé, et accueille ces jeunes hommes – « des monstres » – au sein d’une famille nomade, armée jusqu’aux dents et résistant à l’attaque anonyme de « forces spéciales » voulant leur mort (Serait-ce que parce qu’ils sont libres? Différents?). N’en reste pas moins qu’une vision loufoque, au sein d’un film certes décousu et fragmentaire, mais ultimement sensible – abordant l’impasse de la masculinité et du contemporain (Poggi et Vinel évoquent sans relâche le Beau travail de Claire Denis, par exemple) par l’entremise de l’évanescente puissance de l’amour (sans doute tout ce qui nous restera lorsque le monde croulera sous son propre poids).
Dans un tout autre registre, The Crossing (premier film de la réalisatrice Bai Xue, présenté en ouverture de la section Discovery, dédiée au « futur des cinémas du monde ») donne, espérons-le, le ton à la section. Alliant le politique et le personnel, le récit d’apprentissage et le thriller de contrebande, Bai crée un film de frontières perméables. Entre le mandarin et le cantonais, entre Hong Kong et la Chine continentale, entre l’adolescence, et la vie adulte, qui se profile au détour d’une mauvaise décision. Tous les jours, Pei Pei, 16 ans, se déplace de Shenzhen pour aller à l’école à Hong Kong et bientôt s’enfonce, sans trop s’en rendre compte, dans l’illégalité du marché noir (dont la monnaie courante, du moins, la porte d’entrée, est le iPhone). Au fil d’une mise en scène qui oscille entre le naturalisme social et un style discret (des arrêts sur images ponctuent certains moments de tension), Bai situe ses enjeux dans la petite besogne : dans les rêves circonscrits par les frontières administratives et par le mouvement du capital – d’ores et déjà transformé en produits made in China (et à Shenzhen, pour être précis). Pei Pei devient contrebandière naïvement (elle veut voyager au Japon avec sa meilleure amie) et bien que The Crossing extirpe de cette prémisse tout son potentiel dramatique, l’intérêt est ailleurs : c’est-à-dire dans la charge symbolique d’une existence menée du bout du nez par une marque de téléphone cellulaire et de la marchandise dont l’inhérente américanité n’échappe à personne (et la rend désirable) – et qui devient, ici, une devise prisée, symbolique de l’entre-deux dans lequel se trouve la Chine contemporaine, prise sur la frontière entre l’auto-détermination et les enjeux de l’économie globale.
À suivre : Politique(s) des cinémas de genre.
9 septembre 2018