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Festivals

TIFF 2018 – Blogue #3

par Céline Gobert

On peut croiser beaucoup de réalisatrices et de femmes de l’industrie au TIFF cette année. C’est d’ailleurs ce qu’a souligné l’actrice Patricia Clarkson, entourée d’une équipe féminine, lors de la première mondiale de Out of Blue de Carol Morley, un polar à l’atmosphère lynchienne, chargé d’interrogations existentielles, mais trop confus pour tout à fait emporter l’adhésion. Plus tôt ce même jour, la première de Tell it to the Bees de Annabel Jankel faisait monter sur scène, non seulement ses deux actrices Anna Paquin et Holliday Grainger, mais également les deux scénaristes, Henrietta et Jessica Ashworth, ainsi que Fiona Shaw, l’auteure du roman dont est adapté le long métrage. Ce film, qui raconte l’histoire d’amour entre une médecin apicultrice et une mère de famille sans le sou à la fin des années 1940 en Angleterre, ne marquera pas les mémoires. En fait, ce sont les intrigues périphériques, laissées à l’abandon, qui captivent le plus, notamment celle d’une jeune femme enceinte qui renvoie les cinéphiles directement au A Taste of Honey de Tony Richardson.

De façon générale, du High Life de Claire Denis au Destroyer de Karyn Kusama, en passant par The Wind, premier film de la prometteuse Emma Tammi qui mêle western et possession diabolique (pour ne citer que trois des films que j’ai vus car on en comptait plus de 110 toutes catégories confondues), le TIFF a affiché une volonté de mettre les femmes à l’honneur, à la suite de son engagement de cinq ans pour la parité (le projet «Share Her Journey»). Sur le site web, une section identifie ainsi clairement les œuvres, courts et longs métrages, réalisées par des femmes. Évidemment, l’objectif ici n’est pas de cataloguer les films dans la case détestable des «films de femmes» mais bien de mettre de l’avant le travail de celles-ci, encore trop peu nombreuses dans l’industrie cinématographique. Le TIFF rappelle au passage que sur les 250 films principaux de 2017, seuls 18 % employaient des réalisatrices, scénaristes, monteuses, etc. Parmi eux, 30 % n’affichaient aucune ou seulement une femme à des postes en coulisses. En 2017, alors que 70 % des films employaient plus 10 hommes, seulement 1 % des films en faisaient autant avec les femmes.

Il n’était évidemment pas nécessaire d’être une femme pour aborder des enjeux féminins avec précision et talent. Ainsi, Girl du cinéaste belge Lukas Dhont, récompensé à raison par la Caméra d’Or à Cannes cette année, s’est imposée comme une première œuvre brillante et époustouflante. Très immersif et à fleur de peau, le film suit une adolescente transgenre, née de sexe masculin, dans son quotidien marqué par la souffrance physique et une obsession de «dompter» le corps : d’abord, parce qu’elle rêve d’être ballerine professionnelle et que cela exige un entraînement quotidien intensif (voire masochiste), ensuite parce qu’elle entame un traitement hormonal en vue de sa future opération pour changer de sexe. Le cinéaste parvient à avancer en équilibre, entre un réalisme frontal qui n’a pas peur de montrer le corps et ses souffrances, et une pudeur émotionnelle qui n’en fait jamais trop (même dans des séquences plus épineuses, comme celle d’une humiliation par ses camarades de classe). On retiendra également la poignante relation père/fille, qu’incarnent avec une immense sensibilité le jeune danseur Victor Polster et Arieh Worthalter.

Le Greta de Neil Jordan jouait également avec les corps féminins, mais de façon plus divertissante. Bien que son film soit un thriller horrifique à prendre au sérieux, Jordan n’hésite pas à le parsemer de notes d’humour noir jouissives. C’est la géniale Isabelle Huppert qui incarne Greta, une «harceleuse» qui fait bien vite de la vie de la jeune et gentille Frances (Chloë Grace Moretz) un véritable enfer. Après deux précédents films de vampires (sur plus d’une quinzaine de films) – Interview with the Vampire (1994) et Byzanthium (2012) – Jordan s’intéresse à nouveau à une relation «vampirique» entre deux âmes solitaires et endeuillées, et manie à merveille son style, quelque part entre le film de «stalker» et le slapstick. Il faut voir la façon dont Huppert utilise son corps et ses expressions pour incarner cette méchante Cruella, sortie tout droit des contes de Grimm : gestes enragés et corps crispé pour une séquence mémorable de pétage de plombs au restaurant, ou encore, petits pas de danse pour aller planter, tout en légèreté, une aiguille dans la gorge de sa victime.

L’un de mes grands coups de cœur reste sans conteste le solide et brutal Destroyer de Karyn Kusama, qui met en scène une Nicole Kidman méconnaissable, au corps (encore) et au visage ravagés par la vie et le chagrin. Le travail de Kusama sur ce film rappelle beaucoup celui de Lynne Ramsey sur You Were Never Really Here, sorti plus tôt cette année. Comme chez Ramsey, c’est le corps de l’acteur (ici Kidman) qui hante chaque plan et «dit» toute la souffrance émotionnelle qui ne peut être exprimée. Et si la cacophonie de New-York illustrait l’état mental du personnage de Joaquin Phoenix dans le premier, c’est ici la chaleur et l’âpreté de Los Angeles, de ses terres arides et désertiques entourant un espace urbain étouffant qui se font l’écho des pensées autodestructrices d’une anti-héroïne peu aimable (ambiance similaire à la saison 2 de la série True Detective). Impossible de ne pas penser au cinéma de Michael Mann aussi en voyant Destroyer, mais Kusama se réapproprie complètement cette référence, avec un fort personnage féminin qui renverse les dynamiques habituelles de ce type de films. La cinéaste y poursuit en outre des thèmes qui la hantent depuis ses débuts : le corps et la violence qu’on peut lui infliger (Girlfight, Jennifer’s body) ainsi que la perte (The Invitation).

Enfin, glissons quelques mots sur les gros poids lourds que sont High Life de Claire Denis et The Death & Life of John F. Donovan, film maudit et amputé du Québécois Xavier Dolan. Les deux sont précédés d’une sulfureuse réputation. Les deux sont des déceptions.

L’œuvre de Claire Denis, elle aussi obsédée par le corps et la chair, propose une science-fiction atmosphérique ennuyeuse, enrobée d’une intrigue nébuleuse et de séquences « chocs » artificielles. «Chocs» – entre guillemets – car le buzz autour du film n’est pas vraiment justifié. D’ailleurs il n’y a eu aucun départ impromptu ni spectateurs pris de nausées ou de vomissements durant ma séance. En fait, ces séquences-là (dont une de viol) sont un peu embarrassantes, surtout celle de Juliette Binoche qui chevauche un dildo en métal sur la bien-nommée Fuckbox pendant plusieurs minutes (!). On est loin de Tarkovski, inspiration évidente de la cinéaste française. Cela dit, malgré cela, l’horreur hybride de Denis accroche quand même le cœur, obéissant à un principe de répulsion que l’on trouvait déjà dans son bien meilleur Trouble Every Day, quelque part entre l’organique (tous ces fluides corporels…) et le cérébral.

Enfin,The Death & Life of John F. Donovan, premier film en anglais de Xavier Dolan, apparaît comme une œuvre dénaturée, de plusieurs façons. En premier lieu, on perd totalement l’identité québécoise du cinéaste, que ce soit sur les questions entourant le territoire ou le langage, au cœur de ses films les plus réussis (de Tom à la ferme à Mommy). Bien que l’on retrouve ses tics et son style, il lui arrive ce qui est déjà arrivé à des cinéastes comme le Grec Yorgos Lanthimos avec The Killing of a Sacred Deer ou encore l’Italien Matteo Garrone avec Tale of Tales lors de leur passage en langue anglaise : quelque chose d’essentiel à leur art s’est perdu dans la transition. Ensuite, Dolan a effectué de nombreuses coupes lors du montage de ce film (dont toute une partie historique ou encore des rôles en entier comme celui de Jessica Chastain), et cela se sent grandement. Les problèmes de structures narratives sont évidents, avec notamment un manque de fluidité, et une exécution laborieuse d’un scénario charcuté. Certains protagonistes sont ainsi simplement survolés, comme ceux de Susan Sarandon ou Kathy Bates, pour ne citer qu’elles, et plusieurs scènes semblent inexplicablement détachées de tout le reste. Le septième film de Dolan n’est cependant pas un ratage intégral, notamment parce que le cinéaste québécois se laisse aller à des réflexions plus méta sur l’impact et le sens (artistique mais aussi existentiel) de l’œuvre filmique qu’il est en train de construire. Son message : l’important est de rester fidèle à soi-même dans ce que l’on fait. Qu’il soit maintenant en train de tourner au Québec Matthias et Maxime, un film au budget plus modeste, sans célébrités internationales (mais aux côtés de sa fidèle Anne Dorval), sur l’histoire d’amour entre deux garçons, n’est peut-être que la suite logique de tout ça.


13 septembre 2018