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TIFF 2018 – Blogue #6

par Ariel Esteban Cayer

Tandis que le soleil s’est couché sur cette édition du TIFF, et que les lauréats ont été annoncés (le prix Canada Goose du meilleur film canadien pour Sébastien Pilote et La disparition des lucioles; le prix FIPRESCI pour Float Like a Butterfly ; le prix NETPAC pour The Third Wife et le fameux prix du public Grolsch que remporte The Green Book de Peter Pharelly, pour ne nommer que ceux-là),revenons sur trois films marquants d’une édition qui s’est terminée, pour ce rédacteur, sur le thème de la mémoire, de l’inconscient et de la quête personnelle teintée d’onirisme.

À l’instar du Fil de SaulSunset de Lazlo Nemes sera un des films phares de 2018. À bien des égards, le réalisateur hongrois continue ici le projet entamé dans son œuvre précédente, adroitement qualifiée par George Didi-Huberman de « monstre nécessaire » : le développement d’une mise-en-scène, d’une façon de raconter, qui permette de saisir l’irreprésentabilité de l’Histoire, le vertige qu’elle suscitera chez quiconque tentera de s’y pencher à posteriori, et quiconque aurait la (mal)chance de subir ses changements tectoniques en temps réel. Sunset est également un film monstrueux : un gouffre – un mystère laissé sans réponse – dans lequel sombre la vieille Europe, voire même une certaine idée du 20esiècle (à l’aube des bouleversements qui mèneront à l’assassinat de Franz Ferdinand et à la Première Guerre Mondiale). Évidemment, personne ne sait qu’il subit l’Histoire (on ne fait que vivre la sienne) et c’est ainsi que débute le film Nemes, à la troisième personne. Une jeune femme cherche un emploi à Budapest, dans le magasin de chapeau ayant appartenu à ses parents maintenant décédés, et s’enfonce dès lors dans une conspiration aussi labyrinthique que traumatique. Ce point de départ permet à Nemes de bâtir, au fil de mystères, d’aperçus furtifs et de situations périlleuses, un conte en forme d’étau sans cesse resserré, lui permettant l’ultime paradoxe : saisir le flot des bouleversements d’une époque, néanmoins racontés par l’entremise d’une forte subjectivité.

Tout aussi onirique et déboussolant, la sensation cannoise Long Day’s Journey Into Night se dévoile davantage à chaque visionnement, et semble receler d’inépuisables secrets. Une femme mystérieuse et un détective bourru s’échangent une montre (symbole d’éternité) et un bâton de feu d’artifice (symbolisant l’éphémère) aux termes d’un plan-séquence de 55 minutes tourné dans la pénombre et en trois dimensions! Il s’agit du rêve de Luo Hongwu, revenu à Kaili à la recherche d’une flamme perdue (sans doute inspirée du Vertigo d’Hitchcock). Assoupi dans un cinéma porno, il y revit, le temps d’un film qu’on ne verra pas et d’un songe qu’on vivra en temps réel avec lui, ce qu’on vient de voir dans la précédente heure : un retour aux sources et les rencontres marquantes d’une vie qui deviennent, dans le filtre du subconscient, un voyage au bout de la nuit et la quête d’un baiser impossible. Dans ce triomphe formel et poétique indéniable, Bi Gan, comme Nemes, s’impose comme un des grands cinéastes de la sensorialité, de l’immersion et de la subjectivité. Son projet, entamé dans Kaili Blues (où l’utilisation du plan séquence était brute, géographique), se poursuit ici dans le but d’aller au-delà du monde terrestre afin de cartographier la pensée, la mémoire et le désir qui deviennent ici un rêve de cinéma absolument époustouflant.

Finalement, Jinpa, du tibétain Pema Tsedenest une des plus belles et inattendues révélations du festival. Opérant, également, sous le signe du sommeil, il s’agit à priori ici d’un road movie tout simple. Sur une route au milieu du plateau de Kekexili, un camionneur nommé Jinpa renverse un bouc et embarque un autostoppeur. Celui-ci révèle qu’il s’appelle également Jinpa, et qu’il se rend en ville pour se venger la mort de son père, 10 ans après les faits. Troublé par cette information, et le dédoublement de son prénom, le camionneur poursuit néanmoins son chemin, et s’assure de la bonne disposition de la carcasse, de même que de mener son passager à bon port. Mais le proverbe cité en exergue reste en tête du spectateur : « Si je te raconte mon rêve, tu pourrais l’oublier. Si j’agis selon mon rêve, tu t’en souviendra peut-être, mais si je t’implique dans mon rêve, il deviendra le tien ». Il faudra bien que l’un s’endorme et, bientôt, la destinée des deux Jinpas devient une quête onirique partagée, dévoilée au fil de splendides tableaux aux couleurs en alternance vices et délavées, le tout ponctué d’un humour rappelant la bonhommie de l’errance dans le cinéma de Jim Jarmusch. Comme quoi le cinéma est encore le médium idéal pour faire vaciller le réel, et nous mener dans ces espaces intimes et intérieurs autrement inatteignables.


18 septembre 2018