Festivals

TIFF 2019 – Blogue n°1

par Ariel Esteban Cayer

Suite à une réorganisation de taille, le TIFF revient avec une formule légèrement améliorée. Les blockbusters sont cette année absents de la sélection de Midnight Madness, par exemple, qui met plutôt l’accent sur les premiers ou deuxièmes films, et les propositions inattendues (comme la production ougandaise Crazy World). Exit les films de studio à la Halloween, Predator et autres Assassination Nation de l’an dernier – réservés plutôt aux Galas ou aux Présentations Spéciales, où on retrouve, dans un autre registre, le très attendu Jojo Rabbit de Taika Waititi. Ailleurs, les sections gloutonnes Discovery et Contemporary World Cinema semblent avoir été élargies pour accueillir une gamme plus variée de registres et de genres composant le « cinéma du monde ». Seule la section de cinéma expérimental Wavelenghts semble inchangée – résistante serait plutôt le terme exact – avec ses projections uniques et ses propositions hors-normes (dont Heimat Is a Space in Time, révélé à la Berlinale plus tôt cette année).

C’est cependant du côté du faussement modeste A Girl Missing que débute ici ce festival. Faisant suite à la décevante co-production indonésienne The Man from the Sea, Koji Fukada (Harmonium) retourne au pays et signe un énième film sur les failles inhérentes à la façade beige, docile et faussement paisible de la domesticité japonaise. La vie d’Ichiko (Mariko Tsutsui), une infirmière à domicile, est complètement chamboulée lorsque son neveu est accusé du kidnapping de la fille cadette des Oishi – la famille à sa charge depuis des années. Fait qu’elle omet de partager dès son arrestation, et qui revient la hanter sous forme de rumeurs et de ouï-dire, déformant rapidement toute trace de réalité et transformant l’infirmière en complice, en sorcière à mener au bûcher de l’opinion publique. Sous des airs plutôt convenus et une mise-en-scène rigide et froide – aux lignes angulaires et étouffantes, dépourvues de tout artifice, dans lequelle Fukada s’amuse à glisser plusieurs cages symboliques – A Girl Missing surprend cependant par sa structure elliptique et rigoureuse. Fukuda y jongle éventuellement entre un présent imparfait et un futur proche quasiment indissociable l’un de l’autre… ne serait-ce que par d’infimes détails, dévoilés patiemment. L’effet est d’abord imperceptible, puis immédiatement saisissant, créant (comme dans le cinéma de Ryusuke Hamagachi) un effet d’inquiétante étrangeté ; une fissure qui morcelle la façade du réel, jusqu’à que le film prenne un tournant résolument sombre. Ainsi, A Girl Missing se dévoile comme beaucoup plus qu’un simple (et prévisible) récit de femme ruinée (par la misogynie intrinsèque à l’appareil médiatique, la vie de banlieue et l’idéologie malsaine de sa communauté) : Fukuda tissant une exploration étoffée de la trahison, de l’isolation et du ressentiment, déployé insidieusement, tel un spectre qui plane sur l’individu et s’enracine amèrement dans son être.

À l’instar du Fukada, le cinéaste chinois Lou Ye oscille également entre deux temporalités. Saturday Fiction est un objet fascinant, bien que peu convaincant : à la fois compte à rebours vers le bombardement de Pearl Harbor et récit d’espionnage romancé, racontant la « chute de Shanghai », soit l’occupation de la ville par les troupes japonaises lors de la 2e Guerre Mondiale. Mettant en vedette Gong Li dans le rôle d’une actrice prise au sein d’un complot sibyllin menant au dévoilement des plans japonais, le film alterne sans cesse entre intrigue historique et répétitions de théâtres, dont la logique imprévisible sous-tend dès lors la construction du film et lui donnent de performance à ciel ouvert. Lou cherche sans doute ainsi à problématiser le projet de reconstitution historique, mais il s’enlise (et se perd) dans un va-et-vient constant entre une forme de fiction et une autre : le théâtre et la « réalité » reconstruite dans un film tourné à renfort de caméra-épaule anachronique et de noir-et-blanc terne. Ainsi, quand le récit atteint son dénouement explosif, on ne peut ignorer cette impression d’assister à des acteurs costumés jouant à la guerre… en attendant que le rideau tombe, inévitablement sur les planches d’une scène. À quoi bon la reconstitution, si c’est pour l’appauvrir ainsi de ses propres dispositifs? Peut-être simplement pour le plaisir d’y retrouver Gong Li maniant des fusils d’époque, mais sans plus.

Finalement, c’est le cinéaste tibétain Pema Tseden qui se démarque avec Balloon, film d’époque nettement plus maîtrisé que celui de Lou Ye. Suite à l’onirique et mystérieux Jinpa, Tseden dévoile ici un drame familial autrement ludique, menant le spectateur à la rencontre d’une famille tibétaine des années 80, aux prises avec les nouvelles politiques chinoises de contrôle des naissances (qui, dans le contexte, a tout d’un génocide contrôlé, enrayant un mode de vie ancestral et le système de croyance bouddhiste voulant que les proches se réincarnent dans la génération suivante). Mais malgré tout, le ton demeure léger et Tseden tire des steppes (et de leur juxtaposition au monde moderne) autant de poésie que de comédie. Saga familiale, doublé d’un joli film sur l’enfance – prise dans le maelstrom d’un monde d’adultes bouleversant, le projet n’est pas sans rappeler le Good Morning d’Ozu et ses charmantes flatulences. Tseden y élabore, par exemple, d’hilarants quiproquos autour de condoms trouvés sous l’oreiller des parents, puis gonflés par les enfants pour en faire des ballons qu’ils échangent alors pour d’autres jouets, semant l’embarras dans la région. La contraception (un concept nouveau pour plusieurs) et l’avortement comme contrôle des populations, s’ajoute ainsi aux soucis de survivance des troupeaux de moutons, de même qu’aux préoccupations ancestrales concernant les cycles de réincarnation – venant former un tissu symbolique riche et subtilement politique ; démontrant les forces extérieures (et souvent contradictoires) qui peuvent séparer une famille, au fil de ce portrait touchant d’un peuple au carrefour de leur histoire, tiraillé entre la tradition et la modernité, l’unité et la fragmentation, la rêverie et la dure réalité.


8 septembre 2019