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Festivals

TIFF 2019 – Blogue n°2

par Ariel Esteban Cayer

Un des films de la compétition cannoise à être passé quelque peu inaperçu (et pourtant, et des meilleurs films du lot), The Wild Goose Lake de Diao Yinan (Black Coal, Thin Ice) émerge dans le contexte du TIFF comme un des faits saillants de la section Contemporary World Cinema. Chasse à l’homme nocturne dont les détails sont moins importants que l’univers onirique et mystérieux qu’elle nous laisse à voir, le film cimente la place de Yinan dans le panorama du cinéma chinois contemporain. Le cinéaste se taille ici une place primordiale au sein d’un cycle qui – de Bi Gan en passant par Geng Jun, l’animateur Jian Liu ou le TOUCH OF SIN de Jia Zhang-ke – s’approprie plusieurs code du cinéma de genre (du noir, en particulier) pour faire état d’une société hors-la-loi, que le bon sens du réalisme social ne sied visiblement plus du tout. Un monde de criminels, de travailleurs aliénés, d’allégeances fragiles, de policier véreux et de malfrats, où toutes les règles sont à réécrire. Ici, Hu Ge tiens le rôle d’un gangster traqué pour le meurtre d’un policier, flanqué de Liu Aiai (Gwei Lun Mei), une « bathing beautie » (prostituée aquatique), travaillant aux abords du lac aux oies sauvages, et ayant ses propres desseins. De décor en décor, d’alliance en alliance, et de trahison en trahison – sous-tendues d’une ribambelle de LEDs remplaçant les néons d’autres films – Yinan nous mène aux limites de ce qui est acceptable par la censure de son pays : le genre ayant ici l’effet d’un affront, de même que d’un repli sur soi-même : une rêverie de cinéma, s’éloignant du réel pour mieux en commenter la violence. Le « noir chinois » est-il devenu la seule façon acceptable de représenter le cauchemar laissé derrière par l’industrialisation du pays, sur laquelle la corruption croît et s’accroche, aux pourtours d’autant de villages et de lacs comme celui-ci? Yinan semble répondre que oui, en signant un magnifique film sur une région aux prises avec les lois de la jungle.

Dans un même ordre d’idée (et dans la même section), Jallikattu de Lijo Jose Pellissery (Ee. Ma. Yau) épate, et présente une condamnation puissante et brutale de l’animalité humaine. Lorsqu’un buffle s’échappe dans un village du Kerala – dès lors laissé à lui-même par les autorités – l’animal saccage commerces et plants de tapiocas, accélérant du fait même la dégénérescence de la communauté, exacerbant les tensions entre les hommes et en réveillant l’animal qui sommeille en chacun d’entre eux… jusqu’à l’autodestruction totale du tissu social. Propos immensément cynique, il s’agit cependant d’un film véritablement subversif dans le contexte de société indien – où la masculinité toxique, les excès de violence et les mentalités de groupe sont un véritable fléau (un homme mourait tabassé pour de l’eau potable en pleine canicule, tout récemment). Ici, la ressource primordiale est la viande de l’animal, et Pellissery retrace avec soin, au fil d’un montage à couper le souffle, toute la chaîne qui unit l’homme à l’animal, l’animal à la nature, de son vivant comme dans la mort, jusqu’à la boue dans laquelle nous finiront tous. Et tandis que la chasse s’intensifie, que la nuit tombe, que les torches, les lampes frontales et les couteaux illuminent une jungle indifférente, primordiale, éventuellement, présentée comme préhistorique, il en revient au spectateur estomaqué de réaliser que Pellissery n’a aucune intention de ralentir – signant ici un des films les effrénés et prenants de l’année ; un véritable film de sensations.

                  Dans la section compétitive Platform, Anne at 13,000 Feet de Kazik Radwanski (How Heavy This Hammer) propose également une expérience viscérale, bien que dans un tout autre registre. Dans ce portrait d’une jeune femme en chute libre, rappelant immédiatement Cassavetes ou encore le Demme de Rachel Getting Married, le cinéaste torontois signe une collaboration virtuose avec Deragh Campbell (MS Slavic 7). L’actrice canadienne incarne le rôle principal d’Anne avec fulgurance, dans un film où la caméra ne quitte jamais son visage, et où ses moindres états d’âmes doivent nécessairement passer par l’intensité de ses expressions faciales, ses moindres tics, et un regard vif en alternance joueur et frénétique, asphyxié ou blessé. Intervenante dans une garderie (où elle s’identifie plus aux enfants qu’à ses collègues) et passionnée de parachutisme (dont la perte de contrôle semble la mettre à l’aise), Anne semble incarner cette opposition entre le ciel dans lequel on virevolte, libre, et le sol instable sur lequel on se jette et où on tente de marcher. Autrement fort d’une structure en spirale descendante, et d’une caméra à l’épaule qui se referme autour du spectateur tel un garrot, le film de Radwanski défile devant nos yeux tel une crise de panique, mais ne verse néanmoins jamais dans la tragédie ou la violence que peut laisser présager son intensité Au contraire, il en émerge plutôt une tranche de vie particulièrement touchante et immersive, cartographiant un certain poids de l’existence auquel on peut tous s’identifier, pesant sur les épaules d’une femme en particulier, dont les éclats d’émotions sont néanmoins universels.

 


10 septembre 2019