TIFF 2019 – Blogue n°3
par Ariel Esteban Cayer
Première grande déception du festival, La vérité d’Hirokazu Kore-eda confronte le réalisateur de Shoplifters à la triste – et véritable – malédiction du premier film en langue étrangère. On retrouve ici l’auteur japonais, complètement méconnaissable ; à vrai dire, broyé vivant par les pires tendances du Cinéma Français de Qualité. Abordant la relation tendue entre une riche actrice vieillissante et insupportable (Catherine Deneuve), et sa fille, scénariste établie aux États-Unis (Juliette Binoche), mariée à un acteur de second plan (Ethan Hawke), La vérité a tout du film anonyme. Explorant, certes, une relation familiale comme il y en a tant dans le cinéma de Kore-eda, celle-ci est cependant divorcée de tout contexte social – qu’il soit français ou japonais. Kore-eda nous emmure plutôt dans un château de parvenus, dissocié de toute réalité, ou encore sur le plateau d’un film de science-fiction que tout le monde semble regarder de haut (on se croirait dans un mauvais Assayas). Les émotions flétrissent au fil des scènes tièdes – tournées en 35mm terne, incessant piano classique à l’appui. La vérité pue la bourgeoisie désintéressée, la manigance industrielle : voici un film d’auteur expéditif, conçu sur le dos d’une Palme d’or ayant désormais tout d’un distant souvenir. En espérant qu’il s’agisse d’une erreur de parcours, et non d’un aperçu de ce qui arrive au talent lorsqu’il arrive aux sommets de cette industrie.
De même, Steven Soderbergh rend plutôt perplexe avec The Laundromat, nouvelle collaboration avec le scénariste Scott Z. Burns (Contagion, The Informant!). On découvre ici le duo plus bouffon que jamais, s’attaquant à l’affaire des Panama Papers, à l’évasion fiscale et au blanchissement d’argent. Sur un ton explicatif cynique, brisant sans cesse le 4e mur, Gary Oldman et Antonio Banderas s’adressent au public directement, leur expliquant les tenants et les aboutissants de l’économie (on y blague même sur le fait que les artisans impliqués dans ce film placent judicieusement leurs argent au Delaware pour bénéficier d’un meilleur taux d’imposition). Mais si The Informant! (et la filmographie récente de Soderbergh, dédiée à exposer le « game on top of the game », pour emprunter la formule à High Flying Bird) laissait présager un coup de circuit, The Laundromat laisse plutôt un goût amer en bouche. Car à force de se moquer – et d’y mettre en scène une poignée des plus influents acteurs hollywoodiens, dont Meryl Streep, qui ne cachera certainement pas son agenda politique, aussi noble soit-il – le film perd quelque peu son pouvoir de persuasion. Pire, il apparaît immensément hypocrite (il s’agit tout de même d’une production de Netflix, à l’ère des géants multinationaux comme Amazon et Disney), et confronte aux limites du politique au cinéma, dans le contexte actuel du divertissement de masse. Importe peu ce qu’on pensera du film, ou ce que Soderbergh et Burns veulent bien y véhiculer ; voici un film de mensonges blancs, censé éduquer, mais dont la consommation mènera sans doute à l’apathie. Il faut bien en rire plutôt qu’en pleurer, nous dit-on.
Uncut Gems, à sa manière, aborde aussi le feu roulant du capitalisme sauvage. Les frères Safdie trouvent ici, dans le personnage de Howard Ratner (un incroyable Adam Sandler), dealer de diamant magouillard et quelque peu idiot, plus qu’un véhicule à mauvaises décisions. Pris au centre d’un maelstrom de paris, de promesses, de bijoux mis en gages, et autres plans foireux pour faire plus, toujours plus, dans une chaîne vraisemblablement infinie de spéculations et de prises de risque aux fortes tendances sociopathes, Ratner en vient à incarner le système économique dans son ensemble. À tout le moins, il symbolise celui qui s’y perd et s’y autodétruit, au nom d’un jeu du profit qui perd rapidement tout son bon sens. Débutant dans les mines d’Éthiopie, avant de plonger dans le cosmos des opales, puis d’aboutir dans la noirceur des plaies ouvertes et des cœurs brisés, Uncut Gems n’a qu’un mode : l’intensité. Mais bien que l’exercice soit quasi-identique à celui de Good Time – une suite d’engueulades et de plans foireux, s’accumulant jusqu’à devenir insoutenables devant la caméra immersive des Safdie, (ici dirigée par l’immense Darius Khondji) – la redite mène à un univers nettement plus riche. Entre le commerce du diamant, l’esclavagisme, l’identité juive américaine, et ses équivalents contemporains dans les quartiers financiers de New York, le tout étant intimement lié à la survivance de communautés afro-américaines et au succès d’athlètes noirs de la NBA (dont la structure économique et les pratiques institutionnelle sont souvent rapprochés de l’esclavagisme), le film élabore un réseau complexe et riche – où tout le monde exploite tout le monde, sans s’arrêter une seconde pour réfléchir aux conditions les ayant menés vers un tel avarice. Le film est principalement une affaire de sensation – du pur plaisir, si votre définition du plaisir implique le genre de pincement au cœur qui laisse présager la crise de panique – mais dans la foulée, les Safdie signent un des grands films de l’année sur l’absurdité du rêve américain.
12 septembre 2019