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Festivals

TIFF 2020 #2 – Short Cuts : focus sur les courts canadiens

par Jason Todd

Au travers d’une épaisse brume qui s’abat sur un sol humide, une mince silhouette marche au milieu d’une route déserte et récite un texte appris par cœur. Benjamin, chemise turquoise sur le dos et formulaire d’emploi en main, se dirige vers le centre-ville pour un entretien d’embauche. Le titre Benjamin, Benny, Ben apparait et disparait pour aussitôt laisser place au protagoniste qui poursuit son chemin, suivi, presque pourchassé, par une caméra-épaule extrêmement invasive. Sa respiration est haletante, sa cadence de marche est élevée et, pendant qu’il récite nerveusement son texte, l’angoisse s’invite à son tour chez le spectateur.

La prémisse du dernier film de Paul Shkordoff, sélectionné à Cannes, Telluride et maintenant Toronto, est simple. Le jeune homme, qui enchaine les maladresses lors de son périple, ne veut pas aller à cette entrevue. Toute sa tête, son âme, lui implorent de faire demi-tour et de revenir dans le confort de chez soi, mais son corps, assujetti à la mise en scène et au cadrage quasi claustrophobique de la caméra, ne peut tout simplement pas obéir. There’s only one way to go, and it’s forward. Tel est le motto de la caméra qui, comme un bulldozer, ne déroge pas de son objectif jusqu’aux derniers instants du film.

Pourrions-nous trouver dans ce court métrage un écho à la situation actuelle ? Celle-là même qui nous est tombée sur la tête en mars, nous faisant ainsi regretter le confort de notre ancienne réalité alors qu’on semble s’en éloigner jour après jour. Les plus perspicaces diront, et avec raison, qu’il y a un danger à visionner une œuvre avec une lentille teintée par notre quotidien, jugée trop subjective, trop restreinte. Ceci dit, s’il y a bien un moment où peut parler de subjectivité collective dans notre Histoire récente, c’est bien maintenant.

La section Short Cuts de la 45e édition du Festival international du film de Toronto a été diffusée entièrement en ligne cette année, ce qui a eu pour conséquence de réduire le nombre de films présentés. 35 courts métrages ont été sélectionnés, contrairement à 60 l’an passé, et on y trouve légèrement plus de films canadiens qu’à l’habitude.

Au gré d’une conversation que j’ai eue, la semaine passée, avec Jason Anderson et Lisa Haller, co-programmateurs de la section Short Cuts, il a été intéressant de noter que leur programmation offre une perspective unique, presque sans précédent, sur le monde du court métrage cette année. Les films disponibles sur la plateforme digitale du TIFF ont été conçus avant le choc de la pandémie, et ont été programmés après.

Nous avons tous eu récemment ce moment de dissociation presque comique où, en regardant un film pré-2020 avec des scènes de foule ou des personnages enrhumés qui se serrent la main (!), nous réalisons l’ampleur du gouffre qui nous sépare de notre passé pas si lointain. Cette réaction est en quelque sorte présente lors du visionnement des programmes de Short Cuts et c’est d’autant plus frappant que la plupart de ces courts, contrairement à certains longs métrages, n’ont été finalisés qu’en début d’année.

Un exemple probant est le film The Archivists, d’Igor Drljaca, qui nous plonge dans un univers post-apocalyptique où trois musiciens mettent la main sur un vieux vinyle défectueux de Beat Bronski. Animé par une volonté de redécouvrir ce morceau de culture qui appartient à un passé révolu, le trio tentera de recréer la chanson «Smalltown Boy» avec les moyens qu’ils possèdent. Étant limités par les défauts du disque qui saute et qui griche, ils n’arriveront qu’à un résultat approximatif. Ainsi, nous assistons davantage à une réappropriation de la chanson qu’à une reprise, laissant présager que le morceau intégrera la mémoire de ces musiciens, qui, eux, continueront à fredonner des bribes imparfaites du refrain, assurant ainsi sa survie, quoique partielle, en ce nouveau monde. L’approche de Drljaca demeure lumineuse malgré le contexte post-apocalyptique qui englobe son récit, et le regard bienveillant du réalisateur sur ses protagonistes est reflété chez un bon nombre de courts canadiens présentés cette année.

Ainsi, Strong Son du cinéaste winnipegois Ian Bawa et Scars d’Alex Anna, ne font pas exception à la règle. Essentiellement autobiographiques, ces films sont parmi les plus intimes du lot. Mettant en vedette son propre père, Ian Bawa nous offre un portrait humoristique de sa relation avec ce dernier. Étant de descendance indienne, Bawa ne cache pas qu’il a longtemps ressenti une pression de fonder une famille traditionnelle, de s’acheter une maison et de vivre une vie «normale» aux yeux de son père. Ainsi, il a transformé ce désir de plaire à son paternel en un film où un haltérophile incarne l’alter ego du cinéaste. Ce dernier s’entraine maladivement dans un gym, sous le regard encourageant de son père qui, en voix off, explique à quel point il est fier des gigantesques muscles de son fils ! Arborant une esthétique Super8, le film est tapissé d’humour pince-sans-rire et d’une énergie presque slapstick, ce qui ne ment pas : l’influence du Winnipeg Film Group (Maddin et sa bande) est indéniable. Inversement, Scars pousse le discours introspectif encore plus loin alors que la cinéaste met son propre corps en scène, et c’est également sa voix qui est transposée à l’écran. Grâce à un savant mélange entre prises de vue réelles sur fond blanc et techniques d’animation, Alex Anna plonge le spectateur dans une ambiance douce et poétique, qui contraste avec la violence de ses blessures qui jalonnent son corps. Du même coup, ses paroles, presque chuchotées, nous rappellent que ses cicatrices sont d’abord et avant tout le testament d’une guérison.

Toujours dans la même veine, les surprenants Found Me et Every Day’s Like This nous ouvrent une fenêtre sur le quotidien banal d’une variété de protagonistes. Dans le premier, un jeune homme sans histoire vit à Québec. Il tente du mieux qu’il peut de survivre à un emploi qui ne l’intéresse pas et à un hiver sans fin où il fait noir à 16h. À la recherche d’un petit rayon de lumière qui saura donner un sens à sa vie, il finira par le trouver là où il ne l’attendait pas : dans un spectacle de lutte amateur. Dans le second, un père de famille et ses deux enfants préparent le souper et discutent calmement d’une date pour le suicide assisté de leur mère/femme gravement malade. Le drame que vit ce cocon familial s’installe en douceur. Il ne passe pas par des révélations chocs, ni des moments de catharsis importants. Il s’infiltre plutôt à travers une sonnette brisée, une mauvaise canne de sardine, le père qui s’endort sur le canapé, et des conversations qui restent obstinément dans un registre banal du type «passe-moi le beurre». Il y a véritablement une chaleur qui se dégage de ce noyau tissé serré, en contraste avec la température hivernale qui se déploie à l’extérieur de la maison. La mise en scène, tout comme la conception sonore, sobre et intime, nous invite à nous approcher de ce cocon et à tendre la main pour se réchauffer, se réconforter, malgré le froid et la douleur partagée par cette famille. Or, David Finlay, réalisateur de Found Me, use des mêmes procédés (mise en scène et conception sonore) pour créer l’effet inverse ! Le protagoniste sans nom est filmé de loin, souvent au travers d’une vitre, et il est souvent muet, ou s’il ne l’est pas, ses paroles sont cachées, enterrées par une chanson de Men I Trust qui couvre presque l’entièreté du film. À la frontière du vidéoclip narratif où une série de vignettes s’enchainent pour raconter une histoire minimaliste, ce court métrage n’offre que le strict minimum en termes de développement de personnage. Ainsi, le quotidien de cet homme ordinaire sans nom, ni passé, ni futur, devient un canevas pour y projeter notre propre vie de tous les jours, et c’est là que l’essence du film se trouve véritablement.

Enfin, et non les moindres, les cinéastes Ariane Louis-Seize et Marie-Ève Juste viennent clore avec brio ce bref focus canadien. Naviguant en terrain connu, Louis-Seize nous offre un récit initiatique maitrisé avec Comme une comète, supporté par un solide trio de comédien.nes. Une adolescente, en voyage avec sa mère et son nouveau copain pour aller observer les étoiles filantes, se découvre une attirance pour son beau-père qui sera trop difficile à cacher. Ainsi, jouant sur les codes du triangle amoureux, la cinéaste met en place la chimie grandissante qui relie chacun de ces personnages et qui se complexifie au gré des minutes qui passent, nous menant vers une conclusion qui semble inévitable, mais qui arrive à nous surprendre malgré tout. Mention spéciale à la trame sonore de Pierre-Philippe «Pilou» Côté, qui est souvent à l’avant-plan, prenant parfois d’assaut le spectateur, mais qui justifie entièrement sa présence par son côté éclaté et franchement rafraichissant. Comme la neige au printemps, plus récent film de Marie-Ève Juste, est un court sans dialogue, qui s’appuie sur les images énigmatiques de Ian Lagarde et sur l’envoutante direction artistique de Sylvie Desmarais. Une femme, victime d’une étrange maladie la transformant en plante, élit domicile dans la cabane à pêche sur glace de son amant pour compléter sa métamorphose. En 14 minutes, le film ne cherche jamais à expliquer le contexte ni la nature de la maladie, nous laissant ainsi seuls avec une œuvre contemplative dans laquelle l’intérieur de la cabane prend littéralement vie sous nos yeux. S’il y a bien un court qui aurait mérité un visionnement sur grand écran, avec une infrastructure sonore digne de ce nom, c’est bien celui-ci.

L’édition 2020 de ce festival achève déjà. Seul le temps saura nous dire si celle-ci fut un réel succès ou non. Du moins, il faudra un certain temps peut être pour redéfinir la notion même de ce qu’est une édition festivalière réussie. De tous les gros festivals qui eurent lieu depuis le début de la pandémie, le TIFF est le seul qui a offert une édition hybride (projections en ligne + projections en salle limitées) qui a un certain potentiel de pérennité. C’est une avenue qui a été empruntée par la majorité des festivals de films de tout acabit depuis le mois de mars, mais les enjeux d’un tel événement d’envergure sont multiples et on sent encore que l’industrie tout entière avance à tâtons, au gré des essais et des erreurs. À ce sujet, lorsque confrontée à ce qu’elle envisage pour le futur, l’équipe de programmation de Short Cuts a été catégorique :

Lisa Haller : Il est certain, à mon avis, que nous apprendrons de cette édition numérique et que certains éléments demeureront en ligne dans les années à venir, peu importe la situation. En fait, si on parle de TIFF 2021, je ne vois pas comment nous pourrions déjà revenir comme avant. Je ne pourrais pas dire exactement quels éléments seront maintenus en ligne, mais il est clair qu’il n’y a pas que du négatif dans tout ça. Le festival saura s’adapter, et pour le mieux.

Jason Anderson : Je suis également d’avis que nous avons beaucoup de choses à apprendre de ce festival hybride. Cependant, il est évident que nous mourons d’envie de reconnecter avec un public en salle. Il n’y a rien de mieux qu’une expérience collective, surtout en festival, et je favoriserai toujours une telle expérience de visionnement, autant pour l’auditoire que pour les cinéastes présents.

Jason Todd : Parlant de positif; techniquement, puisque les programmes étaient géolocalisés au Canada, et que c’est un grand pays, les courts métrages ont été diffusés à un public beaucoup plus large que d’habitude. Peut-être même que l’auditoire était composé de personnes n’ayant jamais vu de courts métrages avant.

  1. H : Absolument, et la mission principale de tout festival de cinéma demeure le rayonnement, quel qu’il soit. Nous demeurons optimistes pour l’avenir.

Cette bribe de conversation me ramène finalement aux dernières minutes du film Benjamin, Benny, Ben. Après s’être fait pourchasser par une caméra aussi intimidante qu’invasive, le protagoniste arrive enfin à sa destination, dans une salle d’attente d’un cabinet visiblement luxueux. La mise en scène lui offre enfin un moment de répit, lui permettant de reprendre ses esprits en attendant son entretien. Il a taché sa chemise en chemin, mais ça ne parait pas trop. Il a perdu son formulaire, et ce n’est pas grave. Il est arrivé à l’heure et c’est tout ce qui compte. Une personne s’approche de lui. «Benjamin ?» demande-t-elle. «Call me Ben» dit-il avec assurance. Le duo quitte le cadre et la caméra maintient son regard sur le lobby vide jusqu’à ce que le générique apparaisse à l’écran. Peut-on trouver dans ce film l’écho de notre situation actuelle ? Rien n’est parfait. Le chemin à parcourir s’annonce long et sinueux. Mais, au bout, il y a une destination. Et lorsqu’on l’atteindra, tout ira bien. There’s only one way to go…

Propos des programmateurs.trices traduits de l’anglais.

 

Image d’en-tête : Benjamin, Benny, Ben.

 

 


18 septembre 2020