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Festivals

TIFF 2020 – #3 – De l’adolescence à la maternité…

par Ariel Esteban Cayer

Avec Shiva Baby, Emma Seligman dévoile un récit initiatique habile où une jeune femme nommée Danielle (Rachel Sennott) se retrouve prise dans une maelstrom de mensonges. D’abord, elle ment à ses parents sur la progression de ses études. Puis, sur le fait qu’elle fréquente un homme plus âgé, qui lui donne de l’argent (qu’elle justifie sous prétexte de gardiennage). Le château de carte menace finalement de s’écrouler pour de bon lorsque celle-ci se rend à une shiv’ah (« who died? » demande-t-elle innocemment avant d’y rentrer), où elle retrouve non seulement la parenté, mais également son ex-copine – embarras additionnel – et l’homme en question flanqué d’une femme et d’un jeune enfant dont elle ignorait tout! Si le style d’écriture comique de ce premier long-métrage ne réinvente pas la roue–fin, affuté, en vogue, situé à quelque part entre Lena Dunham et Ilana Glazer– le tout roule néanmoins à vive allure. Seligman apporte une perspective féminine tout à fait rafraîchissante au sous-genre éprouvé de la comédie anxiogène teintée d’autodérision juive. La comparaison aux frères Safdies ou encore aux Coens est opportune, mais sans plus, tant la cinéaste de 25 ans assoit sa perspective tout au long du récit : un feu roulant de quiproquos articulés autour de malentendus et autant d’objets égarés. Un bracelet dispendieux menace de tout révéler; un texto contenant de salaces égo-portraits fout tout en l’air et une torah jetée au sol résonne comme le comble de l’humiliation, tandis que les pleurs d’un bambin retentissent comme autant d’alarmes insoutenables. En résulte un portrait doux-amer d’une communauté juive, caractérisée par une bienveillance intrusive tout à fait hilarante. Qu’il s’agisse de commenter la prospective d’avenir de Danielle, son poids, ou encore sa bisexualité – décrite par sa mère étouffante comme une « période d’expérimentation » sans conséquence –, tous les coups sont permis. À la précision comique de l’ensemble se joint une mise-en-scène nerveuse au découpage implacable, suivant Danielle dans un dédale de corps familiers, distordant ses sens à mesure que son humeur se noircit et que la tension grimpe. Dans le registre de la réunion de famille infernale, dur de faire mieux; Seligman s’impose comme une réalisatrice à surveiller dont l’avenir, contrairement à celui de sa protagoniste, semble tout tracé.

Sur un tout autre ton, Under the Open Sky de Miwa Nishikawa nous permet de retrouver le légendaire Koji Yakusho (Tampopo, Cure, Tokyo Sonata) dans un de ses rôles les plus émouvants. Son personnage, Mikami, a passé la majorité de sa vie derrière les barreaux et découvre, suite à une peine de 13 ans, un Japon enneigé et hostile. Confronté à la froideur du monde, à cette vie à ciel ouvert vers laquelle pointe le titre, on suit cet homme dans son processus de réhabilitation : recherche d’appartement, demande d’aide sociale, renouvellement d’un permis de conduite expiré depuis 10 ans, gestion de sa colère, et ainsi de suite… Si l’intrigue paraît programmatique, le film s’avère néanmoins dévastateur grâce à la l’unique présence de Yakusho, qui inscrit tout le ressentiment, la peine et la douleur sourde de son personnage sur son visage affaissé, de même que dans la lourdeur de ses gestes et un regard lointain, tourmenté et humain. Par ailleurs, Nishikawa fait preuve d’une redoutable souplesse de ton, permettant à son drame de verser par moments vers la comédie, ou encore vers le thriller, lorsque la scène l’impose. Protégée d’Hirokazu Kore-eda (Shoplifters), celle-ci signait en 2016 le très beau The Long Excuse – portrait d’un veuf – et revient ici au sujet des hommes brisés, en recherche de rédemption. Et comme dans ce précédent film, elle démontrer avoir retenue les bonnes leçons d’un mentor qu’elle risque de surpasser, soit : une mise-en-scène studieuse et chaleureuse, doublée d’un sentimentalisme dont elle ne se cache pas. Entre les mains d’un acteur comme Yakusho, c’est précisément ce sentimentalisme qui va droit au cœur, et qui permet de joindre l’utile à l’agréable : émouvoir, tout en révélant au spectateur les rouages d’une société qui peine à réintégrer ses détenus et ses parias.

Le nouveau film de Naomi Kawase, True Mothers, surprend également par son ampleur, et sa résonance. Par le biais d’une structure éclatée, où plusieurs retours en arrière viennent étoffer le vécu de personnages secondaires, Kawase tisse un portrait conservateur (dans la mesure où le Japon est conservateur) mais fort émouvant de la maternité. Partant d’un couple – Satoko (Hiromi Nagasaku) et son époux (Arata Iura) cherchant à adopter – on découvre tout le réseau de vies que cette décision implique, d’Hikari (Aju Makita) et l’amour adolescent qui donna naissance à un enfant dont elle ne pourra prendre soin, à Asato lui-même, l’enfant en question, bientôt élevé en pleine connaissance de ses racines, et dont le film épousera judicieusement la perspective, comme porte d’entrée vers un monde d’adultes et de lumière. True Mothers étonne, car sous ses airs de film à sujet, se cache une fresque complexe. Kawase n’hésite pas à compliquer son propos en élargissant la perspective du récit, ajoutant voix, textures et dimensions morales à son intrigue. Doucement, l’œuvre s’organise, s’épanouit grandement, jusqu’à devenir un film sur la notion du legs : sur la vie qui passe, comme les saisons, comme le soleil qui perce la cime d’un arbre, à la fois infiniment léger et immuable. La famille – et la problématique de l’adoption – n’est qu’un point de départ, une porte d’entrée vers un questionnement plus large sur ces étapes de la vie (d’une femme, de l’enfance à la grossesse); sur la ligne qu’une telle vie trace dans le temps, mais également dans le cœur des autres, par l’acte de donner naissance, d’éduquer, de nourrir la parenté, et ainsi, de maintenir tous ces liens qui nous font traverser les époques de l’expérience humaine.

 

Image d’en-tête : Under the Open Sky


19 septembre 2020