TIFF 2020 #4 – Homme(s) en crise
par Ariel Esteban Cayer
Un des films les plus remarquables de cette édition aura été The Disciple de Chaitanya Tamhane, un magnifique film sur la rencontre entre la pratique de l’art et l’égo, exploré par l’entremise de la musique classique indienne. Plus précisément, il est question ici du khyal, un style pratiqué dans le nord de l’Inde, s’apparentant – permettez la comparaison grossière – au jazz par son recours à l’improvisation modale au fil d’un répertoire établi. Sharad (Aditya Modak) est le disciple en question. Il dédie sa vie à la maîtrise de cet art quelque peu obscur (et dont la popularité est sur le déclin) – d’abord sous la tutelle de son père, puis d’un guru âgé, Guruji par l’entremise duquel on prend la mesure du talent quelque peu bancal de l’élève. On suit le personnage au fil des ans et des écueils, de la vingtaine à la quarantaine, tandis que la vie file et que celui-ci réalise qu’il ne réussira pas à atteindre ses rêves. Le sujet du film lui-même devient un parfait véhicule pour parler de l’égo et de la perte du soi (de ses idéaux) car la pratique du khyal rejoint celle de la méditation : il est dit qu’un bon musicien est celui qui est capable d’exprimer l’essence de sa personne, loin de toutes pensée néfaste ou pression externe. Suivant cette logique, Tamhane structure les pivots de son récit autour des répétitions solitaires – des moments d’’introspection – de son personnage, nous amenant dans ses souvenirs ou dans son futur au fil de ses mouvements de pensée. En résulte un joli glissement de point de vue. Un portrait externe qui devient progressivement interne et nous montre le khyal, non pas comme une discipline à maîtriser ou conquérir (comme le jazz dans Whiplash, par exemple), mais bien à apprivoiser par soi-même – quitte à échouer. Une lutte perpétuelle contre soi-même, contre sa propre colère, ses propres ambitions, ses propres rêves de gloire (dont la mesure est également fort relative).
Another Round, le nouveau film de Thomas Vinterberg, rejoint le projet de Tamhane puisqu’il explore lui aussi la psyché masculine – ici dans une situation de consommation abusive d’alcool. Mads Mikkelsen est éclatant, dans le rôle de Martin, un professeur et époux dont les belles années sont bel et bien derrière lui (« have I become boring? » demande-t-il à son épouse après une session de classe désastreuse). Lorsque trois collègues et amis lui font part d’une obscure et farfelue théorie voulant que l’humain doive maintenir un taux d’alcoolémie de 0,05% en tout temps pour être à son meilleur, Martin se lance avec un certain abandon dans cette quête. Initialement bénéfique – il désengourdit l’homme en classe, le réconcilie brièvement avec son épouse, etc. –le projet éthylique dégénère rapidement pour les quatre hommes impliqués, et les conséquences s’avèrent tragiques. Habile film sur une masculinité en dégénérescence, de même que l’idée même d’une « crise de la quarantaine », Vinterberg fait de l’alcool un véritable tonique dramatique – trouvant même dans cette histoire d’alcoolisme (et une utilisation judicieusement abusive de l’hymne national) une façon de commenter le caractère national du Danemark – qu’on perçoit dès lors comme un pays aux torts masculins et déliquescent. Dans l’oscillation entre comédie et tragédie, Vinterberg nous rend complice et nous rappelle que peu importe comment on justifie nos écarts, ceux-ci demeurent, précisément, des écarts. Propre à chacun de les confronter au lieu de les fuir; et de le faire avec grâce, pour ne pas s’affaisser en cours de route.
Dans le premier long métrage du brésilien João Paulo Miranda Maria, c’est une tout autre lutte psychique qui s’écrit dans le territoire. Memory House (ou Casa de antiguidades, « maison d’antiquités ») s’inscrit dans le sillage de ces œuvres de genre cherchant à commenter la situation socio-politique du Brésil de Bolsonaro (Bacurau en tête de file). Le film nous mène à la rencontre de Cristovam (interprété par Antônio Pitanga, figure du Cinema Novo ayant tourné auprès d’Anselmo Duarte et de Glauber Rocha), un indigène originaire du Nord du pays, ayant depuis longtemps abandonné son mode de vie et migré au Sud pour y trouver du travail dans une étrange ferme à lait futuriste, située dans une colonie autrichienne pour le moins étrange, prônant la sécession et exhibant tout du racisme éhonté, transparent et grossier des colons d’autrefois. Résistant à l’envahisseur depuis sa cabane remplie d’artéfacts d’un autre temps, une suite d’événements tragiques déboîtera cependant la réalité de cet honnête travailleur, pour la faire basculer du côté du cauchemar colonial, réactivé au temps présent. Dans cette temporalité incertaine mélangeant les abus inhérents au capitalisme tardif à une charge mémorielle ancestrale, voire mystique, Memory House flirte avec le film d’horreur expérimental, voire existentiel, et s’en sort plutôt bien. La charge métaphorique relève de l’évidence (dans la mesure où les tensions raciales dépeintes dans cette fantasmagorie relèvent, pour plusieurs de la vie de tous les jours), mais l’approche de Miranda Maria est percutante et travaillée : forte d’images indélébiles et d’une atmosphère inquiétante, pointant vers un univers singulier et unique, qu’on surveillera de près, et qu’on espère plus étoffé dans les films à venir.
20 septembre 2020