Vues du Canada : retour sur le 23e Kingston Canadian Film Festival
par Bruno Dequen
À l’initiative de Téléfilm Canada, près d’une dizaine de critiques de cinéma ont été invité·e·s cette année à couvrir le « plus grand festival intégralement dédié au cinéma canadien », qui se déroulait du 2 au 5 mars. Je ne voudrais pas parler pour mes collègues Olivier Thibodeau et Justine Smith, avec qui j’ai eu le plaisir de passer ces quelques jours ontariens, mais « découvrir » est certainement le verbe le plus approprié dans mon cas. Avant février, j’ignorais en effet tout de cet évènement qui existe pourtant depuis plus de 20 ans, et je n’avais jamais encore eu la chance de sortir du train pour fouler les rues pittoresques de cette ville qui fut, comme a bien pris soin de me le rappeler un chauffeur de taxi outré par les affreuses constructions de condos qui commencent à dénaturer le centre-ville historique (bienvenue au club, me suis-je dit), la capitale du Canada pendant trois ans de 1841 à 1844.
À peine arrivé, tout en me disant que Kingston pourrait faire l’objet d’une visite estivale sympathique pour la famille, un regard plus attentif au programme m’a permis de comprendre pourquoi ce festival n’était pas sur nos radars. Dénué de grandes primeurs, visant essentiellement le public de la ville à l’aide d’une durée (3 jours) et d’une programmation (28 longs et 4 programmes de courts) aux ambitions volontairement modérées, le KCFF est le genre d’évènement local auquel on assiste rarement si on n’habite pas sur place. Or, si ces quelques journées kingstoniennes m’ont confirmé la réussite très aléatoire d’une programmation promettant « le meilleur » du cinéma canadien, elles m’ont également rappelé qu’elles sont une occasion unique de prendre le pouls d’une cinématographie nationale dans toute sa diversité… de genre et de qualité.[1]
TYPOLOGIE DE LA COMÉDIE CANADIENNE CONTEMPORAINE
À travers des courts métrages et plusieurs longs, la comédie occupait une place de choix au sein du festival, ce qui procurait une occasion unique de classification en ordre croissant de réussite :
Le mauvais sitcom: Si jamais vous avez la nostalgie des épisodes les plus datés et malaisants de Friends,The End of Sex (Sean Garrity) est pour vous. À travers son exploration faussement audacieuse des déboires sexuels d’un couple de parents de banlieue pendant une semaine, ce film réussit l’exploit de rater tout ce qu’il tente. Humour réactionnaire, blagues qui tombent à plat, personnages insignifiants, la liste est longue… On plaint encore Lily Gao, condamnée à jouer la manic pixie girl capitaliste asiatique entièrement au service du papa blanc momentanément égaré.
La comédie absurde presque réussie : Contrairement à Lily Gao, Gabrielle Graham hérite d’un rôle autrement plus intéressant dans Relax, I’m from the Future (Luke Higginson). Tout l’intérêt de cette comédie loufoque de science-fiction repose en effet sur les interactions entre Holly (Gabrielle Graham), une jeune femme queer aussi charismatique que désœuvrée, et Casper (Rhys Darby), possiblement le plus maladroit des visiteurs du futur que le cinéma ait proposé. Un film attachant mais inégal, fait pour être vécu avec le public du festival Fantasia, où il a d’ailleurs fait sa première l’été dernier.
Le film qui aurait dû être une comédie : Toujours dans le registre de la science-fiction, l’une des expériences les plus singulières et sociologiquement intéressantes du festival aura été la première mondiale d’une version de montage de Den Mother Crimson (Siluck Saysanasy), premier long métrage intégralement conçu et tourné à Kingston. Devant un public à l’enthousiasme perceptible, le producteur (et scénariste) J. Joly a introduit le film en le présentant comme la première pierre visant à bâtir une véritable industrie du cinéma à Kinsgton. Involontairement, il a fait porter un poids intenable à son désastreux et très, très verbeux huis-clos futuriste sur « les dangers de l’intelligence artificielle ». Porté par ce qui est possiblement l’une des pires performances de groupe de l’histoire du cinéma, le film aurait certainement dû miser sur le kitsch sympathique de ses décors tout droit sortis d’une série z des années 1980 pour embrasser sa véritable nature.
La bonne comédie dramatique : Hormis une finale précipitée sous forme de happy end à Ottawa, I Like Movies (Chandler Levack) est au contraire l’exemple même du film qui est à la mesure de ses moyens et témoigne d’une maîtrise d’un ton plus complexe qu’il n’en a l’air. Si la prémisse de récit initiatique à l’époque des vidéoclubs, n’a rien d’original, la vision de Levack se distingue par sa représentation détaillée et douce-amère de la banlieue canadienne (de Burlington) typique du début des années 2000, ainsi que par l’écriture de son personnage principal. Ultime représentant de ce que la cinéaste a qualifié après la projection de « toxic film bro », Lawrence (Isaiah Lehtinen) repousse sans cesse les limites de son entourage… et de notre patience. Élitiste comme seul un ado cinéphile peut l’être, témoignant d’un égocentrisme sans fond et d’une cruauté sans cesse renouvelée envers sa mère et son « meilleur ami », Lawrence est un personnage majoritairement détestable. Ainsi, c’est un petit exploit que Lehtinen et Levack ont réalisé en faisant non seulement porter tout le film sur ses épaules, mais en parvenant à rendre sans cesse sensible la profonde fragilité émotionnelle qui dévore Lawrence derrière chacun de ses excès.
Le sens du gag : Si Lawrence souffre d’anxiété et d’ambition mal placée, ce n’est probablement rien à côté du mystérieux « Ken », le fonctionnaire zélé qui ne cesse de laisser des messages téléphoniques à un collègue de Winnipeg pour lui exprimer ses ridicules idées de banc public. Meilleure comédie vue au festival, Municipal Relaxation Module confirme si besoin est le talent unique de Matthew Rankin. Quelques images de bancs publics placés à des endroits incongrus (sur le bord d’une autoroute, par exemple) et une trame sonore hilarante composée des multiples messages de Ken qui passe par toute la gamme des émotions suffisent à construire une satire mémorable de la fonction publique. Rankin rappelle ainsi la force des courts métrages lorsqu’ils bénéficient d’un concept original et parfaitement adapté au format. Une remarque qui pourrait tout aussi bien être appliquée à À quoi tu rêves Léon ? (Roger Gariépy), film éminemment sympathique qui alterne entre les plans d’un chien en demi-sommeil et notre plongée en caméra subjective sur ses « rêves » de grand air… et de viande à foison.
QUÊTES IDENTITAIRES
À travers le choix de Riceboy Sleeps, second long métrage du cinéaste vancouvérois d’origine coréenne Anthony Shim, comme film d’ouverture, le KCFF mettait immédiatement l’accent sur l’un des pans les plus populaires du cinéma canadien contemporain : le récit d’apprentissage sous forme de quête identitaire d’un personnage issu de la diversité. Scindé en deux parties distinctes (enfance/adolescence au Canada et voyage en Corée) au format d’image différent (ratio académique anxiogène pour le Canada et scope magnifique pour la Corée), ce récit relativement convenu d’un jeune garçon élevé par une courageuse mère monoparentale fait preuve d’une ambition esthétique qui joue parfois contre lui. Ainsi, toute la partie canadienne, qui alterne drame social et moments d’humour bien écrits, est involontairement plombée par une étrange caméra mouvante qui tente (selon les propos d’un des acteurs du film) de représenter « l’âme » du père disparu. Une approche intéressante, certes, mais qui nous laisse constamment à distance des personnages et finit malheureusement par évoquer davantage une ambiance de film d’épouvante, provoquant ainsi malgré elle un déséquilibre dans le ton. Cela dit, la force du film réside avant tout dans la superbe performance de Choi Seung-yoon (la mère) et dans la capacité du cinéaste à évoquer de nombreux us et coutumes de façon évocatrice.
Plus classique mais également plus réussi, Brother de Clement Virgo est l’archétype du film que l’on ne voit plus si souvent : un bon drame social, superbement interprété et mis en scène avec rigueur. Adaptation d’un roman à succès de David Chariandy, le film retrace à l’aide d’une habile structure en flashbacks le destin de deux jeunes frères et d’une mère courage d’origine jamaïcaine (ici aussi, le père est la grande figure absente) dans le quartier torontois de Scarborough. Porté par des plans savamment cadrés qui savent jouer (ce qui n’est plus si fréquent) du cadre et de la profondeur de champ et un sens du détail qui permet de lier symboliquement les époques à travers quelques objets, Brother ne prétend pas réinventer la roue du récit d’apprentissage en milieu précaire sur fond de racisme malheureusement ordinaire, mais réussit son projet, d’autant plus qu’il bénéficie lui aussi de performances mémorables. Comme l’ont immédiatement souligné mes collègues Olivier et Justine à peine sortis de la projection, Aaron Pierre (dans le rôle du grand frère Francis) est une star en devenir. Je ne pourrai être plus d’accord.
ENJEUX DOCUMENTAIRES
Le KCFF a également permis de rattraper deux des documentaires canadiens les plus médiatisés de l’an dernier, qui ont en commun de vouloir témoigner d’injustices dans d’autres pays. Choix du Canada pour les Oscars, Eternal Spring de Jason Loftus mélange animation 3D et prises de vues réelles afin de retracer la répression violente que la Chine a fait subir au mouvement Falun Gong, en particulier à la suite d’un bref piratage par certains de leurs membres d’une télévision locale de Changchun. Si le sens du récit et l’aspect spectaculaire des séquences en animation 3D conçues à partir des superbes dessins de l’illustrateur Daxiong, exilé au Canada à la suite de cette répression, impressionnent de prime abord, ces éléments révèlent néanmoins peu à peu la nature profondément discutable du film. En effet, s’il est évident que toute forme de répression politique d’une telle violence mérite d’être condamnée, Eternal Spring use de l’animation pour mythifier sans aucune réserve les membres d’une secte présentée sans aucun recul critique. À l’image du passage à la 3D qui a tendance à transformer les dessins déjà épiques de Daxiong en scènes de jeu vidéo désincarnées, le film privilégie une forme essentiellement divertissante et simplifiée à toute forme de complexité. L’exemple même du documentaire hautement problématique.
Avec son très classique mais efficace To Kill a Tiger, la cinéaste Nisha Pahuja parvient à éviter la plupart des pièges dans lesquels est tombé son collègue de Eternal Spring. Tout comme lui, son projet tourné dans le Jharkhand, une région de l’Est de l’Inde, part d’une prémisse indiscutablement choquante : la lutte juridique envers et contre tous de Ranjit, un père issu d’un petit village pour faire condamner les trois violeurs de sa jeune fille au lieu d’accepter la tradition rétrograde du silence et de la « réparation de l’honneur » familial par mariage arrangé avec l’un des bourreaux. Utilisant la lutte courageuse de Ranjit afin de dénoncer le fléau des viols collectifs en Inde, Pahuja réussit également dans le dernier tiers de son film à problématiser sa propre position de documentariste face à un tel sujet. En soulignant les dangers supplémentaires que son équipe de tournage font subir à Ranjit, devenu malgré lui la « tête d’affiche » d’une opposition radicale aux traditions certes nocives mais néanmoins bien ancrées dans la mentalité collective de nombreux villages, la cinéaste souligne la complexité d’une démarche documentaire qui sera toujours à double tranchant. Agissant comme amplificateur et accélérateur de changements, le documentaire, lorsqu’il est porté par un regard extérieur à l’environnement qu’il représente, peut également être intensificateur de tensions, de mouvements réactionnaires. Être du bon côté ne résout pas tout. Et un documentaire n’est qu’un fenêtre temporaire sur un monde qui ne change jamais aussi rapidement qu’on le voudrait.
Pour conclure ce (long) récit de trois (rapides) journées de festival, soulignons brièvement deux courts métrages à ne pas manquer lors de futures présentations en ligne ou en festival : l’animation Chasing Birds (Una Lorenzen) et le documentaire Belle River (Guillaume Fournier, Samuel Matteau et Yannick Nolin). À la prochaine, Kingston !
P.S. :
I Like Movies est présentement à l’affiche.
Riceboy Sleeps et Brother sortent en salles le 17 mars.
Images :
Relax, I’m from the Future + I Like Movies
Riceboy Sleeps + Brother
Eternal Spring + To Kill a Tiger
[1] Comme plusieurs de mes collègues du Québec, j’ai profité de l’invitation pour ne regarder que des longs métrages canadiens, étant donné que les 6 longs du Québec (Au nord d’Albany / Geographies of Solitude / Viking / Norbourg / Falcon Lake / La famille de la forêt) ont été ou seront couverts ailleurs.
14 mars 2023