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Introductions dossiers

Dialogues et angles morts – Introduction dossier no. 213

par Bruno Dequen

Ceci n’est pas un bilan. À certains égards, nous aurions pu intituler ainsi ce dossier de fin d’année. Face à une production annuelle de films qui ne cesse de croître depuis l’accessibilité des outils numériques, il est en effet plus présomptueux que jamais de prétendre à un tour d’horizon exhaustif des innombrables œuvres présentées en salles, en ligne et dans les festivals dans les douze derniers mois.

Afin de contourner cette réalité qui ne date pas d’hier, l’idée de constituer un dossier autour de longs dialogues sur des films ou des sujets particuliers s’est finalement imposée. En réponse à l’extrême polarisation actuelle qui emporte nos sociétés dites évoluées dans une réalité toujours plus éloignée d’un vivre ensemble, nous avons également, à notre niveau, voulu réaffirmer l’importance de la discussion et du partage des points de vue. Si vous aimez les listes, nous nous excusons de la déception que les pages qui suivent vont potentiellement générer. Notre retour sur le cinéma de 2024 ne cherche pas à souligner les « meilleurs » ou « pires » films de l’année, mais à observer sous un mode dialectique certaines tendances représentatives du cinéma contemporain.

DIALOGUES CRITIQUES

Étant donné l’engouement critique qu’il suscite et l’importance accrue qu’il occupe au sein des grands festivals, le cinéma de genre fait l’objet de deux discussions. Mélopée B. Montminy et Laurence Olivier se penchent ainsi sur trois cas de figure (Strange Darling, Blink Twice et, en bonus, The Substance) afin de décortiquer les enjeux politiques de films qui jouent sur les tropes du cinéma d’horreur et d’épouvante avec des degrés variables de pertinence discursive. De leur côté, Ludi Marwood et Alexandre Ruffier se demandent si la cuvée annuelle du populaire studio A24 (Love Lies Bleeding, Sing Sing et Civil War, entre autres) ne témoigne pas d’un essoufflement ou, du moins, d’un formatage qui empêche les films de pousser plus loin des pistes de réflexion pourtant prometteuses.

Deux autres discussions portent sur des types de films aux antipodes les uns des autres. Alexandre Fontaine Rousseau et Sylvain Lavallée réfléchissent sur les questions suscitées par Megalopolis, la superproduction testamentaire de Coppola qui a grandement préoccupé la sphère critique, tout en étant à peu près ignorée par le grand public en salles. À l’autre bout du spectre cinématographique (et du rapport au monde contemporain), Elijah Baron et moi effectuons une analyse comparée de Interceptés et Russians at War, deux coproductions canadiennes mettant en scène la parole de soldats russes en Ukraine, afin de discuter des problématiques éthiques (dans le cas du second) liées aux choix narratifs et esthétiques dans le cinéma documentaire actuel.

Ces quatre discussions sont précédées et suivies de deux textes visant à proposer un état des lieux de la cinéphilie contemporaine et de la production/diffusion du cinéma d’art et d’essai. En quelques années à peine, le réseau social Letterboxd est devenu un outil incontournable pour les cinéphiles et un acteur promotionnel de plus en plus présent dans les festivals et sur les tapis rouges. Fervents adeptes de la plateforme, Ariel Esteban Cayer (distributeur et programmateur), Anne-Julie Lalande (distributrice) et Pascal Plante (réalisateur) évoquent non seulement leurs rapports personnels à cet outil, mais aussi l’impact que ce dernier a, pour le meilleur ou pour le pire, sur la réception des films et le développement de la culture cinématographique. Pour clore le dossier avec une perspective extérieure, Olivier Père, directeur général d’ARTE France Cinéma (coproduction) et directeur de l’Unité Cinéma d’ARTE France (diffusion), répond à nos questions sur la réalité actuelle du financement et de la diffusion du cinéma d’art et d’essai à l’échelle internationale.

ANGLES MORTS

Vous l’aurez compris, notre dossier laisse forcément de nombreux films et sujets de côté, étant donné qu’un grand nombre des titres marquants de l’année ont déjà eu droit à des textes critiques dans la revue ou sur notre site. Toutefois, autant profiter de cette introduction pour évoquer certains angles morts de cette année de cinéma, sous la forme de trois absences particulièrement notables.

Le 8 octobre dernier, lors du dévoilement des nominations du Gala Québec Cinéma, je n’ai pas été le seul à être surpris et sincèrement choqué d’apprendre que Soleils atikamekw, le puissant film de Chloé Leriche sur le meurtre jamais résolu et trop vite classé de cinq membres de la communauté de Manawan en 1977, n’avait obtenu aucune (!) nomination. En guise de comparaison, 1995, la énième aventure autobiographique amusante (pour celles et ceux que ça continue d’amuser, et grand bien leur fasse) de Ricardo Trogi, en a onze. Certes, on peut toujours justifier cet état de fait lamentable par le fonctionnement même des mises en nomination, qui sont déterminées par la réception de formulaires envoyés à de nombreux « membres de l’industrie ». Invariablement, ce procédé ne peut que favoriser les films ayant connu le plus de succès (via les campagnes de promotion les mieux nanties), puisque rien n’oblige ces fameux membres à visionner la totalité de la production de l’année. On encourage, tout au plus, et c’est justement là où le bât blesse. Outre le fait que cela crée un deux poids deux mesures particulièrement discutable, les films aux budgets plus limités ayant de facto moins de chances d’être reconnus, comment ne pas se questionner également sur l’intérêt réel que lesdits « membres » portent aux films québécois et à sa « diversité », que le communiqué de presse a justement mis de l’avant ? D’ordinaire, je n’accorde que peu d’intérêt à cette grande fête autocongratulatoire de notre industrie. Toutefois, l’absence du film de Leriche mérite d’être âprement soulignée, car il témoigne de voix qui, justement, ne semblent pas vouloir être entendues par tout un milieu pourtant si rapide à se féliciter de son ouverture. À moins que ce ne soit la nature éminemment troublante de ce film réfléchi et engagé qui ne cadre pas dans un gala annuel qui se veut festif. Car Soleils atikamekw fait indéniablement partie de ces films – de plus en plus rares – qui ne nous laissent pas tranquilles. Mais rassurons-nous, ni Leriche ni aucun Atikamekw ne sera dans la salle pour gâcher le fun en décembre prochain.

Dans une tout autre catégorie de « cachez ce film que nous ne saurions voir », nous avons été plusieurs à remarquer également la non-sortie de Juror #2, dernier film de Clint Eastwood en novembre. Aucune bande-annonce dans les salles, une sortie sur une trentaine d’écrans en Amérique du Nord, dont une salle du Cineplex Forum pour l’ensemble du Québec. Rapidement, les analystes ont attribué une telle décision à David Zaslav, le PDG controversé de Warner Bros. Discovery, sur lequel j’avais eu l’occasion de dire quelques mots peu aimables dans un précédent éditorial[1]. Fidèle à sa réputation de mégagestionnaire de « contenu », Zaslav a jugé bon de se débarrasser à peu de frais de la sortie inévitable de l’ultime film d’une légende hollywoodienne qui est tout de même restée fidèle à Warner depuis… 1971. Certes, Zaslav a déjà affirmé en entretien qu’il n’était pas dans le show-friends mais dans le show-business. Qu’un tel homme puisse faire peu de cas de l’importance à accorder à un vénérable réalisateur de 94 ans est ainsi plutôt déplorable, mais prévisible. Ce qui est plus incompréhensible, c’est qu’il ait décidé de ruiner volontairement le potentiel commercial d’un suspense psychologique classique et efficace qui, toute proportion gardée, aurait pu rejoindre son public. Nul besoin d’être un « clint-o-phile » pour reconnaître que la décision de Warner témoigne avant tout d’une incapacité des studios à soutenir une œuvre qui ne tombe plus désormais dans l’une des catégories suivantes : film de genre pour cinéphiles / film de genre pour ados / film de genre pour enfants. On le mentionne depuis des années, mais le cas Eastwood est d’autant plus frappant cette année que Juror #2, sans être nécessairement un chef-d’œuvre, est l’un des rares films américains récents à proposer un récit complexe désirant articuler le rapport conflictuel et insoluble entre enjeux personnels et idéologie institutionnelle. Derrière sa facture classique, c’est un film qui cherche encore à s’interroger sur le monde et à nous laisser avec davantage de questions que de réponses.

Or, s’il y a bien un phénomène étrange qui regroupe de nombreux films importants de 2024, c’est justement l’absence de regards interrogatifs au profit de démarches aux visions à la fois inébranlables et assénées avec la subtilité d’un concert de marteaux-piqueurs (pour reprendre l’expression utilisée par mon collègue Alexandre à propos du Coppola). Pour le dire autrement, presque tous les films acclamés de 2024 témoignent d’approches qui semblent moins en prise avec le monde et sa complexité qu’occupés à n’en conserver qu’un ersatz simplifié et approprié à une thèse dont ils connaissent déjà la conclusion avant même d’avoir commencé. C’est The Substance, bien entendu, qui se situe en outre dans son univers parallèle assumé de pastiche des films grotesquement gore des années 1980. C’est Anora, faisant fi de toute réalité politique qui nuirait à son gentil mélo social en situant son film avant l’invasion de l’Ukraine et en transformant des oligarques en famille très désagréable mais pas dangereuse. C’est Emilia Pérez et son improbable et ultradynamique comédie musicale trans mélodramatique dans un Mexico fantasmé. Ce sont ces œuvres toujours plus nombreuses qui ne cessent de jouer la carte de la fable teintée d’un réalisme social volontairement désincarné. Efficaces, souvent divertissants, ces films avancent d’un pas assuré vers leurs conclusions aussi prévisibles qu’inoffensives. Plus que jamais, nous vivons à une époque de cinéastes-cinéphiles qui sont tout aussi manifestement brillants que victimes de ce que l’avocat de Juror #2nomme, comme dans tout bon suspense judiciaire, la tunnel vision – tout le contraire de la démarche lucide mais dénuée de jugement qui rend toujours plus intéressante la pratique trouble d’un Albert Serra, par exemple, qui a proposé cette année avec Tardes de soledad un film sur lequel nous reviendrons bientôt. Chez lui, la transfiguration nécessaire du réel n’a de sens que si elle permet d’exacerber toute la complexité et le mystère de notre rapport au monde. Si l’on n’est pas rabat-joie, il aura été facile de se laisser divertir par les films de 2024. Mais il est plus difficile de se rappeler lesquels nous ont véritablement habités. Ah si, je me souviens d’un film de Chloé Leriche, sorti brièvement en début d’année.

 

Image tirée de Soleils atikamekw.

[1] revue24images.com/editorials/editorial-24-images-n-208/


4 Décembre 2024