Introduction – dossier no. 204
par Elijah Baron
2014: La révolution de Maïdan conduit à la destitution du président prorusse Viktor Ianoukovytch. La République de Crimée est annexée par la Russie. La guerre éclate au Donbas. The Tribe de Myroslav Slaboshpytskyï devient le premier succès international du cinéma ukrainien depuis des générations.
2022: La Russie lance une invasion à grande échelle de l’Ukraine, occupant une partie de son territoire. Des actes génocidaires sont commis, des villes entières sont détruites. Mariupolis 2 de Mantas Kvedaravicius est projeté à Cannes, quelques mois à peine après le début de l’invasion et le meurtre du cinéaste par l’armée russe.
Entre ces deux dates tient une étape décisive pour l’Ukraine, une époque de bouleversements et de guerre, mais aussi de création et de résistance collective, qui rappelle inévitablement à la mémoire des périodes charnières du siècle dernier. Le cinéma ukrainien, rendu presque invisible par la russification après le fameux courant poétique des années 1960, a pu se reconstruire, en huit ans, dans une situation comparable à celle de son premier essor : c’est dans un contexte de révolution, de guerre civile et de lutte pour l’autodétermination qu’il s’était initialement développé il y a un siècle, participant à la politique d’ukrainisation menée par la République populaire ukrainienne (1917-1920) avant que le territoire ne soit incorporé à l’URSS ; au cours des années 1930, l’historique studio d’Odesa est soumis au contrôle de Moscou et amorce son déclin. Plusieurs fois au cours de son histoire, ce cinéma est étouffé puis ramené à la vie, surgissant toujours de ses cendres pour soigner des traumatismes générationnels et maintenir l’espoir d’une Ukraine véritablement indépendante, capable de s’affirmer à travers les arts.
Revivifiée pour la première fois depuis la chute de l’URSS par un important financement d’État, l’industrie cinématographique ukrainienne raconte les années 2010, constitutives d’une nouvelle société animée par des valeurs communes de dignité et de démocratie. L’un des buts de l’industrie est de contrer la domination colonisatrice de la Russie (politique autant que linguistique, culturelle et commerciale) – d’où notre préférence pour les dénominations officielles des toponymes ukrainiens, en remplacement des appellations russes héritées de l’Union soviétique (donc Kyïv, Odesa, Donbas et non Kiev, Odessa, Donbass). Un autre objectif, tout aussi important, consiste à s’ouvrir sur l’extérieur, de se rendre visible et accessible. Si le cinéma ukrainien n’a malheureusement pas souvent été distribué en Amérique du Nord, le pari est globalement réussi : The Tribe fait sensation à travers le monde, huit films sont soumis aux Oscar entre 2013 et 2021 – plus que dans les 22 ans qui ont précédé – et l’Ukraine est plus que jamais représentée au sein des festivals internationaux, remportant des prix à Cannes, Venise, Berlin, Sundance, ainsi qu’à Montréal.
Parallèlement à ces films d’auteur exportables prolifèrent des projets commerciaux destinés au marché intérieur, phénomène peu remarqué en dehors du pays : dans ces blockbusters patriotiques, conçus pour remonter le moral public en temps de guerre – pleurant les soldats morts au combat (Cyborgs, Akhtem Seitablayev, 2017) ou encore montrant le conflit sous un angle comique réconfortant (Lethal Kittens, Volodymyr Tykhyï, 2020) –, interviennent parfois des personnages clés de l’imaginaire ukrainien, et des récits historiques qui mettent en lien les défis du présent et ceux de la guerre civile de 1917, les ennemis bolcheviques d’hier et les Russes d’aujourd’hui. Quelle que soit leur orientation, les centaines de films produits dans la dernière décennie – un record absolu – ont beaucoup à nous apprendre sur les réalités d’une nation toujours en grande partie méconnue, bien que décidée à sortir de l’ombre de son passé soviétique pour afficher à la fois son universalité et sa différence.
Abondant et diversifié, le cinéma ukrainien contemporain impressionne également par sa rapidité de réaction à des événements très peu reculés dans le temps. Le 21 mai 2014, simultanément à The Tribe, le public de Cannes découvre Maïdan de Sergei Loznitsa, premier documentaire majeur consacré à la révolution ukrainienne qui vient alors tout juste de transformer l’avenir de la région. Loznitsa, réalisateur chevronné établi en Allemagne, se limite dans ce film à observer les faits sans chercher à les interpréter explicitement, et son regard sur le soulèvement populaire contraste avec ceux, plus militants ou philosophiques, portés par une génération émergente de jeunes cinéastes prêts à s’engager plus activement dans la vie civique et artistique du pays. Parmi ces « enfants de la révolution », certains s’imposent plus tard en tant que personnalités majeures du documentaire ou de la fiction en Ukraine : ce sont notamment Roman Bondarchuk (Ukrainian Sheriffs, 2015 ; Volcano, 2018) et Kateryna Gornostaï (Stop-Zemlia, 2021), coparticipants du film collectif Euromaidan. Rough Cut (2014), ou encore Yuriï Hrytsyna, auteur réputé de l’expérimental Varta 1, Lviv, Ukraine (2015).
Autre sujet de taille, la guerre du Donbas – guerre hybride qui oppose l’Ukraine et la Russie aussi bien sur le terrain militaire que sur le plan médiatique – se manifeste de diverses façons au cinéma, permettant une multitude de perspectives sur la perception de ce conflit dans différentes zones du pays. Dès 2014, plusieurs auteurs – issus de l’ancienne génération (Loznitsa, Vasyanovych, Natalka Vorojbyt) et de la nouvelle (Iryna Tsilyk, Alina Gorlova, Maksym Nakonechnyï) – ont voulu étudier le Donbas, région frontalière à majorité russophone, tout en déconstruisant les mythes véhiculés à son propos par le cinéma soviétique et la propagande russe actuelle : à La symphonie du Donbass (1930), classique de Dziga Vertov d’ailleurs cité dans Atlantis, répondait ainsi en 2018 La cacophonie du Donbass d’Igor Minaev, témoignage des représentations discordantes du territoire à travers le temps. Face aux réalités parallèles suggérées par la désinformation, il devenait pressant de rétablir la vérité du lieu et de ses habitants, de redéfinir leur place au sein de l’imaginaire collectif.
Les cinéastes se sont montrés à la hauteur de la tâche, jouant dans l’évolution récente de la société ukrainienne un rôle déterminant à tous les niveaux. Peut-être ne faut-il pas s’étonner que ce soit un réalisateur – Oleh Sentsov, auteur du film autofinancé Gamer (2011) – qui soit devenu à partir de son arrestation en mai 2014, après l’annexion de la Crimée, le prisonnier politique le plus connu de Russie. Après cinq ans d’incarcération pour des activités « terroristes », et plusieurs grèves de la faim, il est finalement libéré en 2019 au cours d’un échange de détenus ; il signe ensuite le drame criminel Rhino (2021), présenté au Festival de Venise. Comme plusieurs de ses collègues, incapables de travailler depuis l’invasion russe, Sentsov combat présentement au sein de l’armée ukrainienne.
Et bien sûr, il est impossible d’ignorer le fait que c’est une personnalité du cinéma, le producteur, réalisateur et acteur Volodymyr Zelensky – la voix ukrainienne de l’ours Paddington, entre autres – qui est élu en 2019 à la tête de l’Ukraine, après avoir interprété un président pendant quatre ans dans une série à succès. Cet élément chaplinesque de son parcours attribue encore plus de force au discours qu’il prononce, en tant que dirigeant d’un pays entraîné dans le plus grand conflit européen depuis 1945, à l’ouverture du Festival de Cannes en mai 2022, citant Le grand dictateur(1940) comme exemple de l’importance du cinéma, « arme d’émotion massive », dans la lutte contre la tyrannie – moment certes émouvant, quoique surréaliste étant donné le décalage évident entre les tapis rouges français et l’Ukraine assiégée.
« [À travers Chaplin,] le cinéma parlait, et sa voix était celle de la future victoire de la liberté. » Les mots de Zelensky s’accordent parfaitement avec ce dossier, qui met en lumière un cinéma engagé et déterminé à se faire entendre même lorsqu’il se passe du langage oral. Plutôt que de scruter son avenir, il semble primordial de revenir sur une phase désormais révolue de son histoire pour y chercher les racines du présent, entrer en dialogue avec certains de ses représentants – dont la Montréalaise Oksana Karpovych – et observer l’émergence d’une jeunesse ukrainienne qui n’a pas forcément connu l’ère soviétique, toujours dans une volonté de voir au-delà des bulletins de nouvelles. À l’image de l’Ukraine contemporaine – tiraillée entre un désir d’intégration au reste de l’Europe et un repli nationaliste, traumatisée par les crises présentes et passées, unie comme jamais autour d’une identité longtemps réprimée –, il s’agit d’un cinéma en construction de soi. Un cinéma qui apparaît tantôt comme une arme, tantôt comme un outil de guérison. Un cinéma qui ne sera plus tout à fait le même après 2022.
15 septembre 2022