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Introductions dossiers

Introduction – dossier no. 210

par Charlotte Dronier

Dans le message québécois de la Journée internationale de la danse en 2019, Louise Lecavalier récitait : « Danser les éphémères pensées, le chagrin, la fureur, les rêves. Danser l’innocente joie, le plus qu’humain dans l’humain. » C’est un peu de tout cela qu’il s’agit dans ce dossier dédié à la danse pour les écrans qui vous propose d’explorer le pas de deux si passionnant que nous livrent le cinéma et l’art chorégraphique lorsqu’ils se rencontrent.

Peut-être qu’en ouvrant ce présent numéro, de prime abord, vous viennent en tête des images de comédies musicales hollywoodiennes oniriques où virevoltent à l’infini les Nicholas Brothers, Fred Astaire, Ginger Rogers, Gene Kelly ou Bill « Bojangles » Robinson. Ou peut-être est-ce une sorte de vaste podium dans la mémoire collective de toute une génération sur lequel se lâchent, électrisés, John Travolta, Jennifer Beals, Patrick Swayze et Jennifer Grey. Peut-être aussi des danses plus intimes et énigmatiques, à peine esquissées, comme celles de Kim Hye-ja en ouverture de Mother (Bong Joon-ho, 2009) ou Michael J. Anderson dans Twin Peaks: Fire Walk with Me (David Lynch, 1992). D’autres enivrées de liberté, chez Juliette Binoche et Denis Lavant en marginaux dans Les amants du Pont-Neuf (Leos Carax, 1991), la Bande de filles afro-françaises dans une banlieue parisienne (Céline Sciamma, 2014) ou plus récemment Mads Mikkelsen en professeur devenu alcoolique et son grand final pour Another Round (Thomas Vinterberg, 2020).

Avec l’aide d’invités issus du domaine (ciné-)chorégraphique, nous avons souhaité vous partager une constellation de moments qui perdurent dans nos imaginaires, bien après que des étoiles dansantes sur nos écrans nous aient irradiés. Il faut dire qu’il s’agit là d’une histoire plus que séculaire car, dès l’émergence du septième art, cinéastes et chorégraphes verront dans la caméra un potentiel infini afin de métamorphoser notre perception et nos sensations relatives au corps en mouvement.

Chorégraphier pour les écrans

Pourtant, les natures fondamentalement opposées de la danse et du cinéma semblent initialement empêcher toute tentative de rapprochement. En effet, l’acte de filmer engendre nécessairement un éclatement de l’espace-temps linéaire propre à la chorégraphie pour imposer celui du cinéma (construit par le biais du montage, lorsqu’il ne s’agit pas d’un plan séquence). Or, tout cela peut affecter l’énergie, le sens, voire la finalité des gestes ! Dès lors, nous pouvons comprendre que le cœur de la problématique d’une union entre le cinéma et la danse se situe en outre dans la notion d’authenticité de la performance. Un écart se crée entre le corps vivant de l’interprète (sa chair, son volume, ses vibrations…) et sa représentation en image sur nos écrans (privée de ses aspérités organiques). Conscients de ces différences majeures, des artistes vont ainsi choisir de concevoir une autre expérience de la danse, parfois très éloignée de celle qui se déploie sur scène. On peut notamment penser ici à des versants plus expérimentaux, comme le fameux Ballet mécanique (Dudley Murphy et Fernand Léger, 1924), offrant une chorégraphie kaléidoscopique d’objets, les plongées vertigineuses à 90° de Busby Berkeley dans les années 1930, faisant naître une infinité d’interprètes synchronisées dans des figures géométriques, The Very Eye of Night (Maya Deren, 1958) avec ses corps translucides dans un ballet astral, ou encore le Pas de deux en jeux optiques révolutionnaires de Norman McLaren en 1968.

De leurs genèses à leurs formes actuelles, les histoires de la danse et du cinéma se forgent donc au rythme de filiations et de ruptures, questionnant sans répit les liens que ces arts instaurent entre le corps et sa représentation, la technologie et notre perception. D’ailleurs, la danse pour les écrans est désignée par différentes expressions qui ne cessent de faire débat dans les milieux car elles mettent en avant tantôt la matérialité même du médium, tantôt l’ascendance d’un langage sur l’autre : vidéodanse, danse filmique (dance film), danse à l’écran (screendance), cinédanse (cinedance), danse pour la caméra (dance for camera), choré-cinéma, chorégrafilm…. Ces différentes appellations témoignent certes de l’influence, de l’impact esthétique des dispositifs sur les contenus, mais elles révèlent surtout la nature polymorphe de la danse élargie, car propice aux interpénétrations du cinéma, de la télévision et des autres arts (visuels, scéniques…). Là encore, les contributions de ce dossier ont tenté de vous proposer un éventail de réalisations, relevant aussi bien du film, de la vidéodanse, que de l’installation muséale.

Une rencontre de corporalités et de regards, au-delà de nos chairs

Comme l’ont notamment initié Maya Deren et Talley Beatty avec A Study in Choreography for Camera (1945), cinéastes et chorégraphes-interprètes font ainsi naître de leur union une entité affranchie du spectacle originel en élaborant une chorégraphie pour et par la caméra, dans une construction mutuelle de regards et de physicalités. En effet, un dialogue émerge entre les corps filmant, les corps filmés, ceux générés par l’œuvre et, enfin, ceux du public. On peut alors penser au tandem légendaire Merce Cunningham et Charles Atlas qui a, parmi d’autres initiatives, savamment joué avec les codes du dispositif télévisuel et son esthétique durant les années 1970 et 1980. Le duo Thierry De Mey et Anne Teresa De Keersmaeker a lui aussi une résonnance significative dans la vidéodanse contemporaine, notamment grâce à Rosas danst Rosas (1996) ou Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich (2002) qui ouvrent sur une dynamique poétique et sensorielle entre les corps, les sonorités et les espaces (naturels comme architecturaux), conférant dès lors un tout autre visage à des pièces conçues initialement pour la scène. Justement, Karl Lemieux, Olivier Godin, Philippe Baylaucq et Louis-Martin Charest sont présents dans ces pages pour nous étayer leurs vécus personnels par rapport à ces différents aspects. Dans cette continuité esthétique, Marisa Caitlín Hayes nous explique les nombreuses occurrences et complicités cinématographiques de Pina Bausch et sa compagnie, devant comme derrière la caméra, constituant en filigrane un long film collectif à la frontière des deux arts, qu’elle qualifie d’« omnibus ». À l’occasion d’un retour à la comédie musicale, Ludi Marwood, de son côté, nous invite à observer les hommages au cinéma effectués par trois numéros séparés par plusieurs décennies : « You Were Meant for Me » (dans Singin’ in the Rain), « Une valse en blanc » (dans Les demoiselles de Rochefort), ainsi que « Lovely Night » (dans La La Land).

La puissance de la danse pour les écrans réside dans sa nature faite d’oxymores, entre performance et enregistrement, ceux-ci convoquant des notions métaphysiques. En effet, il n’est pas rare de croiser des termes associés comme « substance », « spectres », « alchimique », ou encore « supplément d’âme ». Nous avons-là un caractère spirituel, voire ésotérique, conféré aussi bien aux corps physiques des interprètes qu’à leurs entités médiatiques. L’un des enjeux centraux serait alors de comprendre le sentiment de présence parfois indéfinissable mais tangible que nous pouvons éprouver pour un corps pourtant absent, fantomatique et éminemment sensoriel. Sur ce point, Louise Lecavalier, Franck Boulègue et Éric Falardeau nous amènent des pistes originales, respectivement la fulgurance transcendantale du corps de Denis Lavant, le mysticisme hindou teintant la filmographie de David Lynch, ainsi que le butô japonais dans les films horrifiques, créant une brèche dans le seuil entre les morts et les vivants.

Faire bouger le corps social

Et si nos défunts ont dansé avant nous, tout comme le feront les générations qui nous succéderont, c’est qu’il s’agit aussi d’un moyen d’expression sociopolitique et culturel, voire de résistance et de liberté face à l’oppression. La caméra remplit alors son rôle documentaire pour nous prendre à témoins à échelle internationale, comme avec Au temps où les Arabes dansaient (2018) de Jawad Rhalib, révélant aux yeux du monde la vitalité d’une richesse culturelle sans pareille annihilée par le joug du totalitarisme religieux, ou avec les vidéos qui nous parviennent actuellement sur les réseaux sociaux de personnes tentant de ranimer l’élan de vie à travers le chant et la danse auprès d’enfants traumatisés dans les ruines gazaouies. Dans la lignée postcolonialiste, Jean-Sébastien Houle nous propose dans ce dossier quelques réflexions autour de trois courts métrages autochtones de l’ONF, où la danse filmée tient lieu de mémoire, d’affirmation et de survivance pour les Premières Nations.

Sur scène comme à l’écran, les liens étroits entre les préoccupations sociales et la danse ont été particulièrement portés durant les années 1990 par la présence marquée dans les œuvres d’enjeux quotidiens que sont le racisme, le patriarcat, le genre, le handicap, les dépendances ou la maladie. Comme une main tendue pour cheminer vers l’autre, se rapprocher de l’altérité, comprendre la différence et la célébrer par le mouvement, à l’image de Paris Is Burning (Jennie Livingston,1990), dressant le portrait des communautés afro-américaine, hispanique, gay et trans qui enflammaient les ballrooms new-yorkais de leur voguing. En analysant les installations vidéo contemporaines de SMITH, de Renate Lorenz et Pauline Boudry ainsi que de Nik Forrest, Alanna Thain aborde la pensée queer en interrogeant nos repères et orientations tant physiques que réflexifs. Enfin, l’importance du féminisme et de l’autoreprésentation ne sont évidemment pas en reste puisque Priscilla Guy s’attelle à démontrer que la cinédanse peut s’avérer être un outil de « réappropriation des codes dominants et de prise de parole (de pouvoir) par le corps et par l’image ». Ce positionnement s’inscrit dans la descendance de tant de femmes artistes qui entendent dire leurs vérités.

Vous l’aurez compris, s’ils peuvent être perçus comme de simples ornements, les moments chorégraphiques sur nos écrans nous permettent pourtant d’accueillir la puissance, la vulnérabilité et les limites de notre corps, tout en le transcendant avec grâce, profondeur et témérité. Nous espérons donc que ce numéro vous donnera le goût de regarder encore plus la danse, et, surtout, d’y entrer !


2 avril 2024