Introduction – dossier no. 211
par Alice Michaud-Lapointe
J’écris ces mots à l’heure où l’on apprend que le roman d’Emmanuelle Pierrot, La version qui n’intéresse personne, sera porté à l’écran québécois par Myriam Verreault, à qui l’on doit notamment À l’ouest de Pluton et l’adaptation de Kuessipan de Naomi Fontaine. Ce titre s’ajoute à une liste grandissante d’œuvres littéraires québécoises en cours d’adaptation, parmi lesquelles on note Créatures du hasard (Lula Carballo), par Nadine Gomez, Querelle de Roberval (Kevin Lambert), par Gabrielle Demers, ou encore Mille secrets mille dangers (Alain Farah), par Philippe Falardeau. S’il est difficile de statuer sur cet engouement au point de le qualifier précipitamment de « tendance » au sein du cinéma québécois, on remarque néanmoins depuis quelques années une nette accentuation des projets d’adaptation en cours et surtout un intérêt renouvelé pour les adaptations d’ouvrages contemporains. Alors que le cinéma des années 2000 puisait son inspiration dans les classiques du terroir (qu’on pense à Séraphin : un homme et son péché de Charles Binamé ou au Survenant d’Érik Canuel), la littérature québécoise contemporaine semble aujourd’hui devenue un terreau plus fertile pour penser l’adaptation, comme en témoignent les transpositions récentes de La déesse des mouches à feu (Geneviève Pettersen) par Anaïs Barbeau-Lavalette, du Plongeur (Stéphane Larue) par Francis Leclerc ou de Ru (Kim Thuy) par Charles-Olivier Michaud. L’évolution de ces gestes d’adaptation nous invite à nous interroger sur leur teneur et sur la part de mystère qu’ils conservent : comment retracer une histoire récente (et moins récente) des liens entre littérature, cinéma québécois et processus d’adaptations pour en cibler leur spécificité ?
L’adaptation : une question de popularité ?
Avant toute chose, posons-nous une autre question, toute simple : quel est l’intérêt d’adapter une œuvre littéraire au cinéma ? Les facteurs décisionnels qui font qu’un livre poursuit sa vie à l’écran peuvent être nombreux : littérarité de l’œuvre, adaptabilité de l’univers, chimie de la rencontre de deux sensibilités qui assure la qualité du projet (d’autant plus s’il y a coscénarisation ou consultation scénaristique de l’écrivain⋅e). Mais n’en doutons pas, la popularité médiatique de l’œuvre entre elle aussi sérieusement en compte. Dans son article « Le grand écran peut-il aider le livre québécois ? » publié dans Le Devoir en 2021, la journaliste Catherine Lalonde explorait comment le fait de transposer un livre à l’écran – au cinéma, à la télévision, ou en websérie, modèle de plus en plus sollicité – en faisait presque automatiquement un succès en librairie. La réponse est ainsi, d’une part, commerciale : le passage du livre à l’écran lui confère une deuxième vie, une visibilité et un bassin de lecteurs et lectrices élargi, ce qui n’est pas négligeable pour les écrivain·e·s québécois·e·s. Les arts littéraire et cinématographique s’inter-nourrissent, ils se créent des réseaux d’échange en ce qui a trait au rayonnement culturel, mais la question de la popularité demeure souvent centrale ; il est plus facile de financer un film si un lectorat est déjà acquis. On peut imaginer à cet égard qu’un nombre important de lecteurs et lectrices découvriront avec curiosité en juillet prochain l’adaptation cinématographique de René Richard Cyr des Belles-sœurs, lui qui a été associé au monde théâtral de Michel Tremblay depuis ses débuts et a fait des Belles-sœurs un théâtre musical avec Daniel Bélanger (de nouveau lié à ce projet). Quatorze ans plus tard, un film (le premier du metteur en scène) naît de la pièce originale, et l’entretien que mène Sophie Pouliot avec Cyr montre bien à quel point cette adaptation a été l’objet d’une réécriture d’envergure. À quoi peut-on s’attendre, en résumé ? À de nouvelles chansons inédites, à des cuisines très colorées, et à une atmosphère plus festive que celle de la pièce !
Ce dossier sur l’adaptation québécoise donne d’ailleurs la part belle aux entretiens, comme il nous semble primordial de mettre de l’avant la parole des créateur·rice·s pour comprendre les mécanismes et desseins de leurs gestes d’adaptation, qui comportent leur lot de défis respectifs. Jean-François Leblanc explique, par exemple, les compromis effectués pour transposer l’univers loufoque et absurde d’une bande dessinée comme Vil et misérable de Samuel Cantin, sans pour autant perdre l’essence du parler verbomoteur de Lucien (personnage de démon frustré sexuellement, libraire dans un concessionnaire automobile !). Catherine Léger aborde, quant à elle, les avantages et difficultés de réadapter prochainement Kamouraska, dans une deuxième collaboration avec Anaïs Barbeau-Lavalette, où il importe de négocier une juste distance avec le film de 1973 de Claude Jutra pour en tirer cette fois une adaptation plus libre. Simon Lavoie, qui a lui aussi adapté Anne Hébert au cinéma avec Le torrent, discute de sa volonté de développer une forme de recherche poétique intuitive au sein de ses films, afin qu’une intériorité et une sensibilité littéraires demeurent tangibles dans la forme cinématographique.
Au-delà du principe de fidélité au texte
Les questions demeurent ainsi nombreuses lorsqu’on en vient à réfléchir à ces différents processus d’adaptation, notamment en raison de l’éclectisme des projets qui ont émergé au Québec depuis les dernières décennies. La littérature sur le sujet est d’ailleurs encore parcellaire, sélective ; on a tendance à étudier les films au compte-gouttes, dans leur singularité ou selon des principes un peu généraux. L’enjeu de la fidélité à l’œuvre littéraire demeure l’un des sujets les plus discutés et débattus lorsqu’on traite d’adaptation ; il dépasse bien sûr le contexte québécois et était déjà problématisé par André Bazin dans son célèbre article « Pour un cinéma impur ». Certaines adaptations apparaissent en effet, par leur souci extrême de fidélité, comme de plates (voire sages et oubliables) illustrations des livres, les qualités du médium cinématographique restant sous-exploitées. Mais comment dépasser cette question ? Dans son article intitulé « Pourquoi s’entête-t-on à dire “j’ai mieux aimé le livre ?” Adaptations libres, films libérés », Laurence Olivier pose des bases pertinentes sur le sujet, en orientant le débat de manière plus oblique. En étudiant de concert Le Plongeur et Kuessipan, elle observe un curieux problème se décliner au sein de certaines adaptations québécoises : celui d’un aplanissement de la forme, où livre et film semblent prisonniers d’une structure aussi lissante que contraignante. Sans rien enlever à la valeur et la réussite des deux films, elle remarque que la réflexion sur l’adaptation s’autorise encore peu l’audace et l’aventure formelles, autant dans des cas de figure où le livre semble se prêter au processus d’adaptation (Le Plongeur) que pour des récits plus elliptiques, considérés au départ difficilement adaptables (Kuessipan). En la lisant, on se rend compte que, même s’il y a inventivité, cette propension à la linéarité, à la digestibilité, est un recours qui fait encore davantage prédominer les efforts de transposition sur ceux, importants, de transformation.
Écrivain⋅e⋅s à l’écran québécois
Une particularité de ce dossier tient également au fait qu’il s’éloigne du cinéma contemporain pour revisiter deux cas de figure complémentaires : ceux de Réjean Ducharme et de Suzanne Jacob. Dans leurs essais respectifs, Gilles Lapointe et Jeannot Clair explorent les parcours de réception de l’œuvre de Ducharme et de Jacob au cinéma, en s’attardant notamment au travail de coscénarisation des deux écrivain·e·s et aux problèmes d’adaptation qu’a pu poser la complexité littéraire de leur œuvre. Comment traduire la langue impossiblement unique et foisonnante de Réjean Ducharme au cinéma ? La fugacité et l’aspect presque évanescent des héroïnes jacobiennes ? Le duo Ducharme-Mankiewicz a su, par sa connivence, trouver une forme cinématographique à cette langue poétique pour Les bons débarras, mais la magie a-t-elle opéré avec autant de grâce pour Les beaux souvenirs ou dans Le grand sabordage d’Alain Périsson, obscur drame poétique inspiré du Nez qui voque ? Dans le cas de Ducharme et de Jacob, la réception critique ne fut pas particulièrement tendre, et pourtant, les films issus de leur passage vers le septième art nous ont offert parmi les représentations cinématographiques de Montréal les plus mémorables, celles-ci faisant aujourd’hui office de témoignages d’une urbanité révolue.
Formes marginales de l’adaptation québécoise
D’autres formes et modèles d’adaptations québécoises atypiques, marginales (ou tout simplement plus méconnues) ont aussi intrigué les collaborateur⋅rice⋅s de ce dossier : les films d’animation produits par l’ONF, adaptés de chansons québécoises (des Fleurs de macadam de Jean-Pierre Ferland à Dehors novembre des Colocs), le phénomène de la vidéopoésie, à travers laquelle la poésie migre sur différents supports et écrans, ou encore l’étrange objet culturel qu’est le moyen métrage Félix Leclerc raconte… Légendes du Québec, film d’animation aux accents pédagogiques dans lequel Leclerc se fait passeur des histoires de notre folklore (figure de Satan et relecture de la chasse-galerie incluse !). Cette volonté de défricher certains pans plus périphériques de l’adaptation québécoise, en acceptant de délaisser un certain « canon », concorde avec ce désir nommé ci-haut d’œuvrer à repenser l’adaptation sous son versant plus créatif et insoumis. Une fois rassemblées, ces « formes courtes » aux démarches bigarrées brillent par leur originalité, leur ambiance particulière, leur juxtaposition de différents niveaux de sens, et se révèlent des vaisseaux qui permettent de regarder l’adaptation de manière exploratoire et jamais figée.
D’un rêve à l’autre
C’est ainsi à travers un parcours ample, aux détours et horizons multiples, que nous cherchons à prolonger l’étendue de ces regards croisés sur l’adaptation, afin d’en faire surgir des aspects inusités. Parlant de « prolongation », je vous invite à vous attarder à une section bien particulière de ce dossier, où les désirs d’adaptation se laissent appréhender sous leur forme la plus onirique. Plusieurs artistes du cinéma et de la littérature ont accepté de relever notre défi et vous livrent, en primeur, leurs « adaptations rêvées », soit les livres qu’ils et elles ont toujours souhaité voir adaptés au grand écran. Gageons qu’après avoir lu leurs « visions », vous voudrez vous aussi que Just Kids de Patti Smith, Le ciel de Québec de Jacques Ferron, ou encore Les enfants du Sabbat d’Anne Hébert se transforment enfin en films…
9 juin 2024