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Introductions dossiers

Introduction – dossier no. 212

par Éric Falardeau

L’histoire des effets spéciaux s’est toujours écrite au croisement de la technique, l’industrie, la réception et l’esthétique. Les discours entourant ses utilisations varient au fil des décennies, mais deux approches apparaissent constamment dans les articles, essais et livres qui lui sont consacrés.

D’une part, on y retrace les nombreuses technologies disruptives – et leurs inventeurs/artisans – qui repoussent sans cesse les frontières de la mise en images des imaginaires. D’autre part, on s’attarde à comparer ces différents trucages sous l’angle d’une inéluctable recherche de la perfection photoréaliste visant à les rendre toujours plus « crédibles ». Dans les deux cas, il s’agit de comparer l’ancien et le nouveau plutôt que de penser l’effet spécial dans ses spécificités.

Ce dossier de 24 images vise à explorer les enjeux propres aux nouvelles manières de fabriquer des « plans à effets ». L’objectif est non pas simplement de décrire et d’énumérer les plus récentes innovations (plusieurs revues spécialisées effectuent déjà ce travail), mais plutôt d’interroger les potentialités esthétiques et critiques de la pratique contemporaine des effets spéciaux. Existe-t-il une « bonne pratique » des effets spéciaux ? Il s’agit de penser ceux-ci en dehors d’une certaine fétichisation de la technique, en se plaçant du côté de la réception, pour dégager de nouvelles grilles de lecture et d’analyse des images falsifiées. Comment les effets nous permettent-ils de voir différemment et à quel moment cessons-nous de « percevoir » le spectaculaire ? Malgré la promotion toujours omniprésente des technologies de pointe, notre époque semble se caractériser moins par l’invention de nouveaux outils que le peaufinage jusqu’à la perfection de techniques déjà existantes. Or, si cela peut susciter en partie une impression de stagnation, il n’en demeure pas moins qu’il est toujours possible de trouver un usage stimulant des effets. Dans leurs textes respectifs, Bruno Dequen et Alexandre Ruffier soulignent d’ailleurs certains exemples inspirants à partir de genres aussi disparates que les superproductions indiennes et le documentaire d’auteur.

LE NUMÉRIQUE : UNE RÉVOLUTION DANS LA CONTINUITÉ

Afin de prendre en compte la réalité contemporaine, les textes qui forment ce numéro se concentrent sur le nouveau millénaire. Or, qui dit années 2000 dit omniprésence du numérique. Si le recours aux effets numériques s’est démocratisé dans le cinéma commercial à la suite du succès de Jurassic Park (Steven Spielberg, 1993), il occupe désormais la part la plus importante dans la fabrication des scènes à trucage. Rétrospectivement, l’ambitieuse et spectaculaire trilogie The Lord of the Rings (Peter Jackson, 2001-2002-2003) constitue ainsi l’un des sommets de l’hybridation entre effets traditionnels, soit les effets optiques (perspective forcée, déformations visuelles, etc.) et pratiques (miniatures, maquillages, etc.), et effets numériques (décors numériques, doublures numériques, etc.). Héritier du cinéma bricolé à l’arrache, le réalisateur Peter Jackson avait appliqué consciencieusement les leçons d’une centaine d’années de pratique. Louis-Philippe Hamel rappelle toutefois dans son article que cette trilogie mémorable a néanmoins fini par représenter un point de bascule vers le tout numérique qui caractérisera une large part de la production subséquente (dont, ironiquement, sa trilogie de The Hobbit) avant un ressac vers de nouvelles formes de métissage (Godzilla Minus One, Star Wars VII: The Force Awakens, etc.).

Indéniablement, les années 2000 auront été un terreau fertile en expérimentations alors que des cinéastes-auteurs n’ont cessé de mettre au point et d’explorer des outils aussi divers que la capture de mouvements et de performances, les environnements virtuels, les images de synthèse et toutes sortes d’autres technologies numériques en plein développement. The Matrix (les sœurs Wachowski, 1999), Final Fantasy: The Spirits Within (Hironobu Sakaguchi, 2001), Star Wars II: Attack of the Clones (George Lucas, 2002), Panic Room (David Fincher, 2002), Sky Captain and the World of Tomorrow (Kerry Conran, 2004) et Polar Express (Robert Zemeckis, 2004) ne sont que quelques exemples de cette époque foisonnante qui est un moment déterminant dans la transformation de l’industrie cinématographique ayant pavé la voie à des films tels que Avatar (James Cameron, 2009), The Avengers (Joss Whedon, 2012) et autres Planet of the Apes.

Cela dit, l’arrivée du numérique constitue davantage un virage qu’une révolution, du moins esthétiquement et techniquement parlant. Si les questions du coût et de la rentabilité des images ont bousculé l’industrie, transformant l’économie et la manière de faire des effets en déplaçant le paradigme des artisans aux studios en effets, l’imagerie de synthèse est surtout un ensemble de nouvelles façons de bricoler les images en fonction d’intentions identiques à celles de leurs prédécesseurs. La différence fondamentale entre une peinture sur verre et un décor numérique est minime, en ce sens que l’un et l’autre ont les mêmes fonctions à l’écran. L’animatronique un peu figée et limitée, obligeant un découpage de l’action, fait place à l’animation par ordinateur qui permet la réalisation de plans séquences d’une longueur inédite. Ou encore, les dangereux effets pyrotechniques sont remplacés par des explosions numériques moins risquées pour les équipes de tournage. En s’attardant spécifiquement sur les liens entre effets visuels et cinéma expérimental, Samy Benammar observe tous ces changements dans la continuité.

Un cas révélateur de la persistance des mêmes intentions à l’origine des effets est sans conteste Avatar (2009). À environ un siècle d’intervalle, James Cameron reproduit et actualise les ambitions de Georges Méliès. Les deux cinéastes présentent des récits construits de manière similaire tout en maximisant les outils technologiques à leur disposition. Méliès crée un univers étranger grâce aux décors et aux maquillages, Cameron utilise les effets de synthèse et la capture de performance pour donner vie à Pandora. Méliès s’amuse avec les vitesses de prise de vues selon le type d’action montrée à l’écran, Cameron applique la captation à 48 images par seconde et la 3D selon les séquences. L’un et l’autre aspirent à créer une expérience immersive totale à l’aide de tous les moyens offerts par l’art cinématographique. Ces préoccupations liées à histoire des techniques sont au cœur de notre entretien avec Viva Paci, qui a dirigé la publication récente de l’ouvrage universitaire Plus de cinéma !.

Les outils sont certes distincts, mais l’objectif est toujours de raconter une histoire avec les moyens disponibles qui permettent de nourrir notre intérêt et notre fascination pour les univers proposés. Comme le veut l’adage, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. À travers un entretien avec Denis Villeneuve et le témoignage de Jean-Pierre Flayeux, un superviseur d’effets visuels, nous proposons d’observer de l’intérieur les nouvelles façons de faire.

ZÉRO GRAVITÉ

À l’inverse de nombreux effets que l’on peut qualifier d’améliorations d’effets existants, plusieurs historiens affirment que l’un des rares effets possibles uniquement grâce à l’ordinateur est la morphose (morphing). Celui-ci permet, comme dans le cinéma d’animation, de transformer une image en une autre. Son utilisation dans le vidéoclip Black or White de Michael Jackson, réalisé par John Landis en 1991, est un moment déterminant de l’usage de l’informatique. Au-delà de sa nature spectaculaire, cet effet popularisé par Willow (Ron Howard, 1988) et Terminator 2: Judgment Day (James Cameron, 1991) préfigure la tendance numérique contemporaine à modifier, effacer, métamorphoser ou remplacer des éléments dans l’image.

Désormais, une chose est claire : il est de plus en plus difficile de départager le vrai du faux. Quels éléments d’une image ont été tournés avec une caméra réelle et quels sont les autres qui proviennent d’un environnement virtuel ? À cet égard, le cas de figure de Gravity (Alfonso Cuarón, 2013) synthétise moults controverses et discussions sur le sujet. Lauréat en 2014 de l’Oscar des meilleurs effets visuels (les superviseurs Tim Webber, Chris Lawrence, David Shirk et Neil Corbould de Framestore), le film est également récipiendaire du prix pour la meilleure direction photo (Emmanuel Lubezki), créant un tollé dans le milieu. Qui est le responsable de la lumière dans une scène entièrement tournée devant fond vert puis manipulée en postproduction ? Est-ce que le mur de production virtuel, ou mur DEL, qui permet aux comédiens de jouer devant un décor projeté sur des écrans, peut être considéré comme un effet spécial, relève-t-il de la photographie, ou des deux simultanément ? Quelle place occupe désormais la caméra dans le geste cinématographique contemporain ? La réponse semble évidente, mais ce mariage bouscule la chaîne hiérarchique de production (top to bottom, du producteur et du réalisateur aux artistes en effets visuels), comme le démontre Justin Baillargeon dans son texte sur l’évolution de la direction photo à l’ère des trucages invisibles.

On l’oublie souvent, mais de nombreuses œuvres refusent d’utiliser l’effet spécial de manière sensationnelle. La fonction et la nature des trucages sont au cœur des préoccupations de ces films qui interrogent le réel et ses frontières dans les registres habituels (science-fiction, fantastique, etc.) ou non (documentaire, drame, etc.) tels que Green Screen Gringo (Douwe Dijkstra, 2016), Take Shelter (Jeff Nichols, 2011), Fairytale (Alexandre Sokourov, 2022), Viking (Stéphane Lafleur, 2022) ou Festin boréal (Robert Morin, 2023). Plus que des effets invisibles ou cosmétiques (remplacer des décors, adoucir la peau des acteurs, effacer des câbles, trépieds ou reflets, etc.), ces films scrutent la nature de l’effet spécial au cinéma. Pour un art trouvant sa raison d’être dans l’acte de voir (et entendre) ou non, le recours aux trucages permet de réévaluer notre rapport aux images. L’article d’Elijah Baron sur les effets imperceptibles et dix courts textes sur des films qui méritent d’être observés de plus près abordent ces enjeux directement ou de biais.

La production virtuelle, les rendus en temps réel et la réalité étendue (extended reality, XR) prennent une place de plus en plus importante dans la production. Ces technologies permettent, comme dans les cas de Avatar et Avatar: The Way of Water (James Cameron, 2009 et 2022), de combiner des éléments physiques et numériques en les fusionnant directement au tournage en studio. Si elles donnent aux cinéastes une plus grande liberté pour se concentrer d’abord sur la création des environnements, puis sur le jeu des comédiens et enfin sur les cadrages lorsque les deux univers sont réunis, elles remettent aussi en question la manière traditionnelle de fabriquer un film et la présupposée primauté du tournage en prises de vues réelles. Les réflexions de Sylvain Lavallée sur la capture de performance approfondissent ces enjeux liés à l’image composite.

De nombreuses questions traversent donc notre dossier. En cette ère des écrans, alors que nous sommes sursaturés d’images et que les promesses futures du numérique (de la réalité augmentée à l’intelligence artificielle) remettent en cause les frontières du réel, il est impératif d’interroger de manière critique les façons dont l’effet spécial participe à notre expérience du monde. Les entretiens et les textes proposés dressent un panorama des problématiques actuelles afin de nourrir une réflexion critique à la croisée de la technologie, de l’industrie, de l’esthétique et du public. Croire ou ne plus croire aux images, telle est la question.


4 septembre 2024