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Introductions dossiers

(M)éditorial pour un cinéma palestinien – Introduction dossier no. 215

par Rawan Odeh et Marc Mercier

24 images a déjà consacré des dossiers à des cinématographies nationales. Jamais aux réalisations d’un peuple issu d’un pays qui n’existe presque pas et qui est aujourd’hui sérieusement menacé de disparaître.

L’image qui orne la couverture de cette édition est prélevée du court métrage A Space Exodus (2008) de Larissa Sansour, où l’artiste déguisée en cosmonaute plante le drapeau palestinien sur la Lune et déclare : « C’est un petit pas pour un Palestinien, et un grand pas pour l’humanité. » Action qui fait écho, non sans humour, à cette déclaration de Edward Saïd : « Le destin des Palestiniens est en quelque sorte de ne pas finir sur leurs terres d’origine, mais plutôt dans un endroit inattendu et lointain. » Cette réflexion du philosophe américano-palestinien, nous la trouvons en ouverture du film de Mahdi Fleifel, Vers un pays inconnu (2024). Deux réfugiés palestiniens tentent par tous les moyens (parfois les pires) de trouver l’argent nécessaire pour rejoindre l’Allemagne. En vain. Ces deux œuvres résument à elles seules l’étendue de la poétique cinématographique palestinienne qui balance entre une capacité inébranlable à tenir à distance la tragédie de la colonisation, et une colère viscérale qui pousse à agir au-delà du désespoir.

Le 7 octobre 2023, nous sommes quelques-uns à nous être souvenus du fameux discours de Yasser Arafat à l’ONU (13 novembre 1974) où il déclara : « Aujourd’hui, je suis venu porteur d’un rameau d’olivier et d’un fusil de combattant de la liberté. Ne laissez pas le rameau d’olivier tomber de ma main. Je le répète : ne le laissez pas tomber de ma main. » Le cinéma est ce rameau d’olivier qui parfois se métamorphose en fusil.

Si vous visitez Israël, peut-être vous arrêterez-vous devant un site à l’aspect sauvage. Une pancarte de l’office du tourisme vous expliquera qu’avant 1948, l’ensemble du territoire était en friche. Peut-être remarquerez-vous quelques lignées de cactus récalcitrants, traces de la délimitation du périmètre des jardins des villageois arabes d’avant la Nakba. Les films qui accompagnent ce dossier sont comme ces plantes vivaces et irréductibles. Nous verrons comment les premières pousses d’une cinématographie nationale (durant l’exil jordanien et libanais de 1967 à 1982) furent perdues et retrouvées (en partie). Le cinéma est une tentative douloureuse de rallier le territoire de la mémoire depuis les décombres de l’Histoire.

La fin des années 1980 voit surgir un cinéma d’auteur (Michel Khleifi, Rashid Masharawi, Hany Abu-Assad, Elia Suleiman, Mai Masri…) où nous glissons de la seule revendication d’une identité collective et historique à des engagements singuliers soucieux de tisser des rencontres fertiles avec le reste du monde. Nous verrons que le cinéma palestinien n’est ni communautaire, ni universel, mais (pour employer les mots de Patrick Chamoiseau) diversel ou multiversel, termes inventés pour désigner ces cultures vivantes nécessairement en relation avec l’en-dehors du fait de l’éparpillement forcé de leurs acteurs en exil. La clé de leur maison d’origine dans une valise, les Palestiniens, en emportant un bout de leur territoire, forment un archipel dont chaque film constitue l’une de ses îles. Il ne nous étonnera pas de voir se constituer aussi bien à Montréal qu’à Marseille des collectifs militants pour la reconnaissance du cinéma palestinien.

Cette attitude multiverselle ne cessera plus de faire fructifier la création palestinienne, qui s’ouvre à toutes les possibilités d’écriture, du documentaire à la fiction (Tarzan et Arab Nasser…) allant même jusqu’à investir le champ des arts contemporains en se saisissant des outils vidéo puis numériques (Taysir Batniji, Bashar Alhroub, Kamal Aljafari…). Nous verrons qu’ici comme ailleurs, les réalisatrices (Anne-Marie Jacir, Larissa Sansour, Jumana Manna…) ont su apporter leurs notes singulières dans cette polyphonie cinématographique. Le cinéma, ce sont aussi des corps qui s’expriment à l’écran. Nous pourrons lire ce que l’actrice Maisa Abd Elhadi pense de son métier en tant que Palestinienne vivant en Israël. Ensemble, en prolongeant le récit palestinien, ces artistes fabriquent la mémoire de demain.

Malgré les tragédies (humaines, culturelles, économiques, politiques) de la colonisation, les Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza, d’Israël et de la diaspora ont réussi à maintenir une activité culturelle patrimoniale et contemporaine. Des sociétés de production, des festivals, des galeries, des centres culturels donnent raison au poète résistant René Char : « Nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants. » Peut-on trouver plus belle définition du cinéma palestinien ?

 


2 juin 2025