Je m'abonne
Introductions dossiers

Toute la mémoire du cinéma – Introduction dossier no. 214

par Robert Daudelin

« Les archives du cinéma créent du cinéma », proclame haut et fort l’intitulé du colloque réunissant des archivistes du monde entier pour le congrès annuel de la Fédération internationale des archives du film (FIAF) qui se tient cette année à Montréal.

Si l’évènement est l’occasion pour les archivistes de réévaluer les différentes approches qui caractérisent la pratique du réemploi des films conservés dans les archives, 24 images et la Cinémathèque québécoise en ont profité pour inviter des cinéastes à revoir le pourquoi et le comment de la présence de documents d’archives dans leurs films, tout en proposant un tour d’horizon de certains des films à base d’archives les plus pertinents depuis 1930.

Comme nous le rappelle l’historienne américaine Anastasia Kostina, la Russe Esther Choub réalisait dès 1927 un long métrage pour les salles en puisant dans les actualités pour célébrer le 10e anniversaire de la Révolution. Ce film étonnant, et toujours aussi fascinant, n’avait pas échappé à l’historien américain Jay Leyda, qui l’a célébré avec enthousiasme dans Kino (1960), sa légendaire histoire du cinéma russe et soviétique. Leyda élargira son analyse du film en 1964 dans Films Beget Films, l’ouvrage fondateur sur le film de montage dont Guillaume Lafleur rappelle ici l’importance et le caractère prophétique.

Du côté des cinéastes contemporains, l’entêtement de Sergei Loznitsa à relire l’histoire soviétique du 20esiècle en épluchant les actualités et autres images officielles est exemplaire de ce qu’un tel travail peut susciter comme questionnement des récits officiels. Plus proche de nous, l’archiviste et cinéaste Brian Virostek, dont la démarche s’inscrit dans une veine tout aussi politique, revient sur son parcours et la coréalisation (avec Nicolas Renaud) de Holiday Native Land (2023). L’inclassable Donald McWilliams revisite une filmographie destinée à susciter une réflexion, souvent poétique, sur des thèmes universels, tels la mémoire, l’exil, l’appartenance, à partir de documents trouvés aussi bien au marché aux puces que dans les fonds d’archives institutionnels. Enfin, quel plaisir de confronter la pratique de trois cinéastes aussi différents que Luc Bourdon, Claude Demers et Caroline Martel, qui tous ont utilisé les films d’archives pour construire des œuvres remarquables.

Les archives font du cinéma depuis toujours et, depuis l’accessibilité des outils de restauration et de numérisation, la tendance s’accentue. Comme Gustav Deutsch (1952-2019), auquel André Habib rend un hommage bien senti, certains cinéastes ont consacré toute leur carrière à une pratique fondée sur les archives. Pour d’autres, il aura été question de fulgurances. Certains films se sont appliqués à détourner les images du passé, alors que d’autres ont au contraire cherché à mettre en lumière une réalité trop souvent mise de côté ou oubliée. Plus d’une quarantaine d’œuvres singulières sont ainsi évoquées dans ce dossier. Tous leurs créateurs et créatrices, au moment de faire appel aux documents d’archives, ont composé avec l’exigence de leur faire dire plus, de mettre à jour ce qu’ils cachaient, qu’il s’agisse du travail des téléphonistes ou des funérailles de Staline. Il s’agit toujours de proposer une lecture nouvelle, souvent critique. Si le passé revit, le point de vue n’est jamais neutre : il interroge l’histoire.

Pourquoi les archives ?

Tous les textes et entretiens qui suivent posent, en creux ou explicitement, la même question : pourquoi cet intérêt, cette fascination pour les archives, pour les films anonymes, perdus, jamais terminés ? La réponse n’est pas simple, et elle est multiple.

De tout temps, par la vertu même de leurs outils, les cinéastes ont joué les archivistes. Les tout premiers d’entre eux, les opérateurs des frères Lumière, parcouraient la planète pour filmer les lieux célèbres (Broadway, en 1896; les pyramides, en 1897), les hommes de pouvoir (le bey de Tunis, en 1903; le roi et la reine d’Italie, en 1896) et les cocasseries des hommes (une course en sacs, en 1896; un duel au pistolet, en 1896). Ce faisant, ils écrivaient l’histoire, la petite et la grande, et composaient un immense livre d’images animées. Ces images existent toujours et constituent désormais un patrimoine universel inestimable.

Ensuite vinrent les actualités. D’abord fausses, mises en scène en l’absence de tournage in situ. Puis celles des salles de cinéma (Fox Movietone au Canada, françaises avec le parrainage du journal La presse au Québec), proposées comme vraies, mais souvent instrumentalisées, d’où l’obligation pour ceux qui veulent en faire usage d’en démonter le fonctionnement, de retrouver ce qu’elles cachent ou ce qu’elles amplifient abusivement.

Aux États-Unis, dès 1935, la célèbre série The March of Time, massivement distribuée en salles commerciales, se présentait comme un compilation documentary. Ce sont aussi en bonne partie des actualités (plus un peu de found footage) qui, en 1946, permirent à Nicole Vedrès de réaliser Paris 1900, presque immédiatement devenu un classique du film de montage et qui inspira à André Bazin un texte non moins classique dans lequel il s’est amusé à poser la question : « Pourquoi le hasard et la réalité ont-ils plus de talent que tous les cinéastes du monde? »

Le hasard, comme nous le rappellent au passage Luc Bourdon et Donald McWilliams, joue aussi un rôle dans l’usage que les cinéastes veulent bien faire des images d’archives qu’ils rencontrent miraculeusement sur leur chemin et décident d’intégrer à un projet. Un hasard souvent piégé puisqu’il s’accompagne de questions d’éthique que ne manquent pas d’évoquer les archivistes durant les colloques de la FIAF et qui traversent périodiquement les propos des cinéastes réunis ici. Ces questions, qui parlent du rapport à l’histoire et aux dominations multiples qui la parsèment, sont d’autant plus pertinentes que les archives sont désormais utilisées pour cautionner les multiples séries historiques produites pour la télévision.

Enfin, la réalité matérielle des films anciens conservés dans les archives est un autre aspect de leur richesse spécifique qui n’a pas échappé aux nombreux pratiquants du cinéma expérimental pour qui la densité du noir d’un film sur support nitrate comme le grain d’une pellicule 8 mm gonflé sont autant de composantes possibles d’une œuvre nouvelle prenant sa source dans un matériau préexistant. Déjà Bazin (encore lui…), dans son texte de 1947, notait « la blancheur osseuse de l’orthochromatique » qui nous parle d’« un monde révolu ». De Bruce Conner à Karl Lemieux et David Rimmer, nombreux sont les cinéastes qui ont su s’emparer d’images perdues ou oubliées, les dépoussiérant de multiples façons pour les faire vibrer à nouveau.

Si « les archives créent du cinéma », leur fréquentation nous oblige à réfléchir au cinéma, à sa nature profonde, qui nous échappe toujours un peu, à son histoire aussi, technique (celle d’un appareil qui « enregistre ») et esthétique. Intégrer des images d’archives dans une œuvre nouvelle, c’est solliciter la complicité du cinéma et de tous ceux, amateurs avec leur petit appareil 8 mm comme professionnels avec leur grosse Mitchell ou l’Aaton portable, qui ont été tentés de regarder le monde à travers une caméra.

Ce détour par les archives en compagnie de ceux et celles qui les fréquentent intimement n’est finalement qu’une autre façon de mieux connaître le cinéma, d’approfondir son histoire et d’aborder la complexité de sa nature. D’autres cinéastes viendront ; d’autres collections et d’autres films perdus seront découverts. Le cinéma n’a pas fini de se redéfinir, au besoin en s’appuyant sur son passé.

 

Image tirée de Paris 1900 (Nicole Védrès, 1946).


5 mars 2025