À propos de Karina
par Carlos Solano
Le dimanche, ça abîme les gens. Sur les réseaux sociaux défilent les unes après les autres les images en noir et blanc d’une femme aux cheveux courts, au regard perçant, triste mais défiant, parfois la tête inclinée vers le bas. Anna Karina vient de disparaître à l’âge de 79 ans. « Moi, je dors la nuit ». C’est ce que Karina avait formulé très solennellement, d’une voix devenue durassienne, grinçante, avec un léger sourire, en réponse à on ne sait plus quelle question au cinéma Champollion à Paris, en mai 2011. Surtout la nuit, probablement pendant qu’elle dormait, nous l’avons imitée, chantée, imaginée ; nous avons mis des perruques en espérant lui ressembler, c’est-à-dire, au fond et au plus intime, ressembler à Louise Brooks. La mort de Karina signe la blessure morale d’une génération de cinéphiles biberonnée à ses répliques et à ses poses mémorables. Indissociable de la Nouvelle Vague, jeune, libre et folle, Karina (peut-être et sans doute davantage que Godard) aura contribué à nourrir l’imaginaire d’une certaine façon de penser et de faire le cinéma. Elle aura symbolisé un élan, une légèreté, nous léguant au passage les moyens d’envisager la fabrique d’images autrement. Anna Karina est morte. Cette nuit, nous ne dormirons pas.
À la Cinémathèque Française, une rétrospective intégrale consacrée à l’œuvre de Jean-Luc Godard est prévue à partir du 8 janvier. En tête d’affiche, non pas la présence charismatique de Godard, mais le visage ensoleillé de Karina dans Pierrot le Fou (1965). L’imaginaire cinéphile, composé de fétiches, parfois de raccourcis, ne parvient plus à dissocier Karina de Godard. Au même titre que Raoul Coutard, son chef opérateur de l’époque, doyen des cadrages les plus fous légués par la Nouvelle Vague, la base de la stylistique godardienne tient principalement à son actrice fétiche, son ex-femme, Anna Karina.
Inspirée et inspirante, son invention repose sur une nouvelle façon de penser le jeu de l’actrice. Jeunes et visionnaires, ses gestes déconstruisent les carcans du réalisme réactionnaire français d’antan. Libres et brechtiennes, ses poses préfigurent la jeunesse révolutionnaire de Mai 68. Karina invente aussi une diction, une façon d’exprimer la banalité asservissante de l’ordinaire (Une femme est une femme). La brume qu’elle impose à chaque mot, son accent danois, le grain de sa voix récitant Éluard ou Saint-Augustin, permettent de situer Karina parmi les plus inventives des actrices de sa génération. Dans Vivre sa Vie (1962) elle a aussi inventé une façon de regarder et d’accueillir les images du passé, geste qui deviendra une constance dans l’œuvre de Godard, en concentrant et en déclinant la tristesse infinie de Renée Falconetti dans La Passion de Jeanne d’Arc (1928) de Dreyer. Un contrechamp, une actrice exprimant sa compassion envers une autre, laissant entendre qu’elle est là pour elle, qu’elle la comprend, qu’elle entend sa souffrance. Des larmes bien réelles, authentiques et très pures, comme elle tenait souvent à le rappeler dans ses entretiens. Inspirante, aussi, Karina laisse derrière elle une myriade d’actrices aux carrières éblouissantes : Bulle et Pascale Ogier, retrouvant la consistance de sa fragilité ; aujourd’hui, Vimala Pons traversée par sa foudroyante jeunesse. C’est également à elle que l’on doit le très commenté et chanté « Qu’est-ce que je peux faire ? Sais pas quoi faire », improvisé sur le tournage de Pierre le Fou, formule résumant à elle seule l’angoisse de l’inaction, emblème incontesté de la modernité cinématographique selon Deleuze.
L’impressionnante plasticité de son travail se mesure en fonction des genres dans lesquels elle a navigué : la comédie musicale (Une femme est une femme), la science-fiction dystopique (Alphaville), le film de gangsters (Made in USA), le cinéma militant (Le petit Soldat, Pierrot le Fou), le burlesque (son mémorable sketch avec Godard dans Cléo de 5 à 7 de Varda), le mélodrame bourgeois (La Roulette chinoise de Fassbinder). Il suffit, aussi, d’observer l’incroyable éventail de styles cinématographiques qu’elle a côtoyé : Godard, Rivette, Varda, Visconti, Fassbinder, Schlöndorff… Autre preuve de sa force polyvalente : la carrière de Karina ne se résume pas uniquement à ses talents d’actrice ; elle a parallèlement développé une trajectoire musicale, épaulée d’abord par Serge Gainsbourg, solitaire par la suite.
Combattante, résistante et « camarade » ayant dû faire face à la misogynie flagrante du Godard de l’époque, Karina se détache du masculinisme castrateur de la Nouvelle Vague à partir des années 1970. Craignant les réactions sexistes à cause de sa condition de femme et d’actrice, elle présente un projet de long métrage devant la commission du CNC sous le pseudonyme masculin de Wally et réalise Vivre Ensemble (1973) son premier film, trop injustement oublié, commentaire à la fois tendre et impitoyable envers la Nouvelle Vague. Bien plus tard, en 2008, elle réalise un deuxième long métrage au Québec, le très bergmanien Victoria, sur une chanteuse muette et amnésique.
Irrésumable, son œuvre laisse derrière elle une somme d’images et de visages. Désormais décisif et incontournable, le très beau texte d’André Habib sur son visage, « Le portrait ovale », laisse derrière lui pour sa part l’intuition très juste que, comme disait Godard poétiquement à propos des portraits de Manet, le visage de Karina semble dire à tout moment et au fond : « je sais à quoi tu penses ». Une impression qui ne tient pas uniquement aux regards adressés face caméra, inoubliables, mais à la force évocatrice, inspirante, d’un simple regard tourné vers le bas. Redisons-le : ce soir, nous ne dormirons pas.
16 Décembre 2019