AGNÈS VARDA (1928-2019)
par André Roy
La libre Varda
Cinéaste unique et inclassable, qui s’est jouée des barrières entre la fiction et le documentaire et a bousculé les codes et les genres avec une générosité et une gourmandise ayant donné ce caractère ludique et enchanteur, réaliste et poétique à son œuvre, Agnès Varda, après 65 ans de vie mouvementée dans le monde du cinéma, s’est éteinte le 29 mars dernier. Ce n’est pas sans une certaine tristesse, je dirais même : une tristesse certaine, que j’ai appris la nouvelle de sa disparition (pourtant plus ou moins prévisible suite aux déclarations de Varda elle-même au Festival de Berlin de 2019 lors de la présentation de Varda par Agnès), moi qui ai eu le bonheur de la côtoyer à Montréal et à Paris. Celle qui a déjà dit qu’elle ne savait pourquoi elle avait tourné La Pointe Courte (1955) — film miraculeux selon André Bazin — a occupé longtemps la « maison cinéma », pour reprendre l’expression de Serge Daney. Grâce à sa manière fantaisiste et pourtant rigoureuse de comprendre le monde, elle a tenu bon dans un cinéma d’hommes fait pour les hommes. Elle n’a pas arrêté de travailler, trouvant des solutions ou des portes de sortie dans un cinéma qui, au fil des ans, est devenu très lourd, trop lourd – la minicaméra lui ayant permis de régénérer sa recherche d’un art intimiste qui unirait la permanence et le changement ; cela lui a permis de garder un esprit d’indépendance dans son métier d’éclaireuse du monde. Elle n’a pas arrêté de tourner, se renouvelant constamment, en prenant des risques, en ratant des films, en signant des chefs-d’œuvre, n’en faisant en quelque sorte qu’à sa tête. Frondeuse, mais assez malicieuse pour offrir ainsi aux spectateurs et aux spectatrices un cinéma polymorphe, un cinéma différent tel que le voulaient les cinéastes de sa génération (tout particulièrement), ceux de la Nouvelle Vague, qu’elle a annoncée, astucieusement et très poétiquement, avec La Pointe Courte.
Une histoire collective
Née en Belgique en 1928, c’est sa rencontre avec Jean Vilar, grand défenseur d’un théâtre populaire (il a créé le Festival d’Avignon) qui l’entraîne dans le monde des arts. Elle devient la photographie officielle du Théâtre national populaire (TNP) ; ses photographies de Gérard Philippe et Jeanne Moreau inondent la presse. Ce métier l’a rendue attentive aux détails, aux signes de la vie, car en ceux-ci se concentrent le réel et sa mémoire, dans une sorte d’histoire collective qui chez elle passera par le prisme d’un « je ». Cet art idéal, elle l’a transposé pour que s’y impriment vivantes les archives du monde à partir du privé et du public, du personnel et de l’universel, de l’ici et de l’ailleurs, grands vecteurs de son œuvre. Par exemple, Cinévardaphoto (2004), une collection de trois courts métrages (Ydessa, les ours et etc, de 2004, Ulysse, de 1982, et Salut les Cubains, de 1963[1]), peut être considérée comme une leçon sur l’usage de la densité et de la cohérence dans l’éclectisme et l’affabulation, pratique durable chez la cinéaste. Il se place dans la parfaite continuité de son travail, dont le précédent opus Les glaneurs et la glaneuse (2000) — documentaire accueilli avec une ferveur rarement vue partout dans le monde, et auquel s’est ajouté un addenda, Les glaneurs et la glaneuse…deux ans après (2002), — constitue l’acmé. Être cinéaste, c’est être le glaneur ou la glaneuse par excellence, celui ou celle qui ramasse tous ces morceaux de réel, toutes ces bribes de réalité et qui doit, après les avoir bricolés par la caméra et le montage, les restituer, ripolinés pour une nouvelle utilisation, leur donner un sens neuf. Chaque image se présente alors comme un talisman inestimable qu’on doit préserver ; c’est ce que Varda a fait, par exemple, avec Daguerréotypes (1975), un film sur une parcelle de la rue Daguerre, à Paris — où elle a toujours résidé —, défilement de portraits archéosociologiques où exactitude et tendresse se marient à cette ironie, habituelle chez elle, qui tente de créer une distance d’avec la volonté d’inquisition que réclame le documentaire.
Si le côté ironique de l’approche apparaît comme un sceau d’authenticité, comme la touch personnelle, il est aussi le moyen de souligner toute la magie que permet la récréation cinématographique. Objets et gestes se mettent à exister, à devenir merveilleux sur l’écran, devant nous, dans un mouvement à la fois proustien (puisque c’est du temps qu’il s’agit et que ce temps, on le vole par l’enregistrement) et scientifique (quelque chose qui tiendrait de la sémiotique, science qui est une partie de la rhétorique, soit l’art de dire, et on sait que Varda dans la parlure ad lib était unique et irremplaçable). Le temps est inéluctable et l’artiste est son témoin, celui qui, pour arrêter l’irrémédiable, pour bloquer l’irréparable qui nous échoit par lui, doit trouver une échappée : inventer, créer. En fait, le documentaire, genre qu’Agnès Varda a abondamment pratiqué, surtout à partir des années 1980, est inséparable de la fiction, comme le confirme d’ailleurs Cinévardaphoto dans lequel le statique de la photo et le bougé de l’image cinématographique deviennent synonymes du temps, soit ce mouvement qui déclenche le romanesque, attribut essentiel de toute fiction.
La cinéaste est donc passée durant sa longue carrière du documentaire à la fiction avec une même aisance, qui pourrait être prise pour de la désinvolture si ses films n’étaient pas si impeccablement construits ; avec une même liberté de ton reconnaissable immédiatement dans le déroulement narratif, le filmage et le montage, une liberté adoptée comme arme de défense, comme moyen de fuir la mélancolie, de s’éloigner du climat souvent plombé du monde avec ses lois rigides (Le bonheur, 1965), ses exclus (Sans toit ni loi, 1985), ses dangers et ses peurs (Cléo de cinq à sept, 1962), un climat qui a aussi ses éclaircies comme autant d’appels aux plaisirs et à la lucidité (L’une chante, l’autre pas, 1976), comme des utopies (Lions Love, 1969), comme de l’énergie et de la liberté revécues (Kung-Fu Master, 1987), comme des retrouvailles (La Pointe Courte, 1954). Une façon d’aménager un coin de survie dans la société.
Un cinéma non conventionnel
Le premier film de fiction d’Agnès Varda est un long métrage de fiction, La Pointe Courte. Il fallait le faire à une époque où peu de femmes tournaient (on les comptait sur les doigts d’une seule main) et ainsi se lancer dans un tournage sans aucune expérience et, surtout, produire et filmer avec l’improvisation comme règle d’or et la liberté comme champ de manœuvre. S’alignant avec confiance sur ces balises, elle pourra pratiquer ce qu’elle a déjà appelé la cinécriture[2], cette alchimie particulière que provoque la rencontre de la matière vivante avec un imaginaire débridé, entraîné par l’inquiétante drôlerie de la vie. Combinaison de hasards et de désirs imprécis, La Pointe Courte dresse déjà le programme cinétique vardien de sa fiction, programme qu’elle respectera au cours des ans : enregistrement instinctif un peu à la manière du cinéma-vérité, histoire courant sur une double ligne que commande le couple mis en scène (avec direction d’acteurs qui sont très souvent des connaissances, amis, membres de la famille), composition qui se fie au mouvement des corps, des objets, de la lumière (extérieure, soit celle des saisons) et des sons (avec souvent une voix off), et mise en corrélation, avec l’objectivité des faits sociaux, de la subjectivité de l’individu dont la figure centrale est la femme (il y a du féminisme dans le cinéma de Varda comme l’a prouvé L’une chante, l’autre pas). Le filmage peu orthodoxe se traduit par un résultat peu orthodoxe lui aussi : un film non conventionnel, tant dans son contenu que dans sa forme.
C’est ce qui est également arrivé au Bonheur (1965), qui a suscité de nombreuses controverses avec son théorème annonciateur du désordre amoureux des années 1970 (mais qui n’est pas celui des essayistes Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner, auteurs du réactionnaire Nouveau désordre amoureux de 1977), qu’on peut résumer ainsi : « Le bonheur s’additionne et on peut aimer plusieurs personnes à la fois. » Mais le vrai scandale ne se situait-il pas dans l’utilisation de la substitution et la permutation des couleurs, la configuration des saisons qui, en indifférente nature, venaient souligner les contradictions, l’impossibilité de concrétiser la proposition avancée ? La forme esthétique, qui déjà se précisait dans Cléo de 5 à 7, est ici plus que jamais utilisée par Agnès Varda comme élucidation, soit d’un mystère, soit d’un hasard, soit d’une perte. Conte de fées inversé, le film continue à s’attirer certaines foudres, en particulier des féministes qui voient en la protagoniste Thérèse (nom de sainte qui n’est pas innocemment utilisé) une victime du machisme de son mari qui, lui seul et pour lui seul, peut attester de la validité du théorème.
Les attaques, Varda, qu’on connaît espiègle, saura les retourner. Elle transformera les luttes féministes en une ritournelle dans L’une chante, l’autre pas, aussi improvisé qu’une manifestation et qui tient lieu de la fête plutôt que de la revendication pure et dure. Film sur l’amitié, c’est un documentaire transformé en fiction tout autant qu’une fiction documentée, cocktail réussi de stéréotypes, de clichés et de typages battus en brèche, de chants et de danses, de vêtements et de couleurs bigarrées, le tout fondu en une vision ludique, en une iconographie heureuse des femmes. Cette assomption du ludique aura toutefois son revers avec Sans toit ni loi, probablement la meilleure et la plus poignante de ses œuvres.
Tourné après cinq documentaires, dont Mur murs (1980), Documenteur[3] (1982) et Ulysse (1983), Sans toit ni loi raconte le voyage dans le sud de la France, en hiver, d’une vagabonde, Mona, qui apprendra la solidarité et la solitude à travers les rencontres qu’elle fait : un viticulteur et son fils, un travailleur marocain, un professeur, des chauffeurs de poids lourds et divers jeunes exclus. Allégorie sur le sentiment d’abandon qui imprègne une époque, le film trace un portrait post-soixante-huitard à l’envers (encore une fois !) : il n’y a plus d’utopie, ne reste que le franc désespoir provoqué par la froide et implacable réalité. Sans scénario écrit et sans véritable plan de travail, avec un tournage qui se décidait au jour le jour, la réalisatrice ne pouvait saisir son sujet — la lutte entre les contingences et la liberté — que par le mélange du documentaire et de la fiction et la cohabitation d’acteurs et de non-acteurs. Le risque qu’elle a institué par un tournage soumis aux aléas du temps, des rencontres, de la lumière, de la saison, donne un poids de réalité supplémentaire aux choses de la vie, aux petits riens glanés ici et là.
La présence de Varda
Le film ne prend son sens et sa forme que parce qu’il a été inscrit dans une économie de filmage qui tient tout autant du hasard que de la survie, d’un instinct qui permettait de trouver à chaque scène son autonomie et sa justesse. Cet instinct, Varda le met littéralement à son service à chaque film. Elle le fera encore plus pour le documentaire, qu’elle pratiquera sans arrêt à partir de 1981. Ce genre occupera une grande partie de son travail, et ce dès 1957, avec Ô saisons ô châteaux, une commande sur les châteaux de la Loire. Dès ses premiers documentaires, comme Opéra-Bouffe (1958), on sent immédiatement la présence — qui ne se démentira plus après – d’une personne, Agnès Varda, d’où ce sentiment d’intimité, plus même : d’autobiographie, dans ses œuvres. Déjà, une tendresse, grande, imprègne son regard. Elle signe dans un même élan un pacte avec le spectateur, qui est son invité, à qui elle s’adresse comme à un ami. Cela sera constant : ce sera son éthique, son esthétique également. Même quand elle tourne des fictions, elle n’abandonnera jamais le documentaire, qui s’insèrera entre elles comme s’il fallait qu’elle donne de temps en temps à ce spectateur, qui fait dorénavant partie de son destin, des nouvelles d’elle. Des cartes postales nous sont ainsi envoyées rapidement et Varda se fiche bien qu’elles ne soient pas plastiquement sublimes ; le sublime chez elle se trouve dans ce que Roland Barthes appelle le punctum : ce qui vient nous toucher, nous traverser. Ces cartes, elle peut les envoyer de Cuba (Salut les Cubains) — et déjà là, on sent que le cinéma est pour elle amusant et instructif — ou de Noirmoutier (Quelques veuves de Noirmoutier, un film léger sur le deuil). Préférant les chemins de traverse que la route droite, c’est-à-dire fuyant toujours l’académisme et les clichés, ses documentaires ne veulent aucunement épuiser leur sujet. Bavarde, pétillante, impertinente, Varda préfère les digressions, les détails et les sensations ; elle pique, butine et grappille, comme dans Les glaneurs et la glaneuse. Ce film peut résumer parfaitement tout son art : filmer, c’est glaner des plans, soit des fragments de réel qui sont tombés sur le bord de la route de notre vie ; c’est reconvertir et réactiver ces rebuts pour en faire les rébus de notre temps afin que nous nous y reconnaissions. La réalité est regardée par fragments et clins d’œil, rien de mieux pour affronter le réel ; on sait qu’il nous échappe, faisons semblant que la réalité nous échappe aussi. L’écran est un filet, les choses et les mots pourront par brins, bribes et éclats passer entre ses mailles. Ce cinéma fait d’impressions, de souvenirs et d’émotions est un album de famille qui s’élargit en représentation collective. C’est un théâtre du quotidien transformé en archives du présent, qui sera complété, de 2006 à 2013, par les installations, des cabanes qui évoquent l’enfance à Sète et les séjours à Noirmoutier, et dont l’une d’elles est réalisée à partir des bobines de son film Les créatures (1966) ; ou complété par la photographie, son premier métier, avec l’artiste JR, en parcourant la France dans Visages, villages (2017). Portrait des petites gens et portraits de famille, biographie et autobiographie (voir ses magnifiques Plages d’Agnès, de 2008), le documentaire chez Varda relève du plaisir de raconter (la cinéaste comme verbomotrice) en suivant une logique sensible et secrète qui tient de la liberté la plus attendrissante et la plus capricieuse. Par ses films, Agnès Varda, prodigue, nous donne les clefs pour penser le monde.
N.D.L.R : Cet hommage est en partie la récriture d’un article publié à l’occasion de la rétrospective d’Agnès Varda à la Cinémathèque québécoise en 2005.
Photo d’entête : Source : Baltimore Sun
[1] Qu’on peut voir actuellement sur la plateforme Mubi.
2 « En écriture, c’est le style. Au cinéma, le style c’est la cinécriture », note-t-elle dans Varda par Varda, album où elle fait, dit-elle, son cinéma en écrivant un livre sur ses films. Aux Éditions Cahiers du cinéma, Paris 1994, 286 p.
[3] Également présenté sur la plateforme Mubi,
1 avril 2019