Arrêt sur image – La représentation du vampire chez Werner Herzog
par Hubert Schang
Figure charismatique du monstrueux, le personnage de Dracula au cinéma est fortement individualisé et toujours étroitement associé aux acteurs qui l’ont interprété et aux metteurs en scène qui ont su le faire évoluer au fil des décennies. Arrêtons-nous un instant sur le Dracula, très original, incarné par Klaus Kinski sous la direction de Werner Herzog dans Nosferatu, fantôme de la nuit (1979). Aux antipodes du comte élégant, séducteur, à la voix suave et au regard hypnotique (Béla Lugosi[1]), du grand seigneur au port aristocratique, aux yeux injectés de sang et au rictus satanique (Christopher Lee[2]) ou du Don Juan libertin et mondain ne dédaignant pas valser avec ses futures victimes (Frank Langella[3]), ce vampire porte ici l’empreinte romantique de la souffrance et de la détresse, en écho au Nosferatu des origines[4], celui auquel Max Schreck avait déjà prêté en 1922 son visage cireux, sa silhouette efflanquée à la démarche somnambulique.
Avec son crâne chauve et son visage cendré, des incisives en forme de dents de rat, longues et acérées, des oreilles de chauve-souris et des mains griffues s’apparentant à des serres, il est pourtant, comme ses prestigieux prédécesseurs, l’incarnation du mal absolu, un être hybride relevant autant de l’humain que de l’animal, une créature prédatrice, imposant aux autres son altérité, sa présence fantomatique et spectrale. Surgi des ténèbres les plus opaques, son visage découpe, comme une tache blafarde, une obscurité aussi dense, profonde et angoissante que celle des peintures de Caravage. À l’imitation du peintre italien, la source de lumière n’est pas visible, mais seulement la manière dont elle éclaire dramatiquement le sujet. En assombrissant de manière extrême les ténèbres environnantes et en faisant ressortir le seul visage de Dracula, Herzog choisit de mettre en scène aussi bien la solitude de la nuit qui condamne le vampire que le sentiment d’ambiguïté qui l’habite.
En effet, si le maquillage de Klaus Kinski renvoie bien à celui de Max Schreck, Werner Herzog, tout en revendiquant un retour aux sources avec un scénario inspiré du film de Murnau, donne à son Dracula une dimension nettement plus humaine que celle du comte Orlock[5]. Sa tête au teint cadavérique et aux traits tourmentés donne l’impression d’être suspendue dans le vide, décapitée d’un corps que nous ne distinguons pas : « Alors que le vampire est plutôt un corps sans âme, un revenant au corps dynamisé par l’absorption du sang, Herzog l’a littéralement désincarné[6] ». Ses yeux cernés de noir, relayant une expression étonnamment émouvante, soulignent autant une profonde mélancolie que l’insondable affliction du vampire condamné à l’immortalité. Dracula n’a rien ici du séducteur flamboyant puisqu’il est avant tout un damné, une âme souffrante, une créature malheureuse, tragique et vulnérable, dénuée de tout libre arbitre. Et le tragique ne tient pas seulement au mal de vivre qui le ronge, mais à cette quête d’un repos impossible, inaccessible par nature puisqu’il est un cadavre résistant à la putréfaction, un mort-vivant contraint de rechercher, encore et toujours, du sang frais. « Écoutez-les, les enfants de la nuit, quelle musique ils font », soliloque-t-il d’une voix étouffée, lente, lasse et monocorde à côté de Jonathan Harker (Bruno Ganz), en réponse aux hurlements d’une meute de loups déchirant, au même moment, la nuit. L’impression qui domine à cet instant, même si l’intensité en est atténuée par la peau beaucoup trop albâtre du visage du comte, est celle d’une sensibilité exacerbée par des siècles qui n’en finissent pas de s’écouler. Avec cet air profondément pensif qui dit moins la rigidité que l’intériorité, le Dracula herzogien, en dépit de sa laideur effrayante, exsude un désespoir et un accablement très éloignés – répétons-le – de l’agressivité dominatrice et de la dimension pulsionnelle, en un mot érotique, qui caractérisaient, par exemple, le vampire fisherien.
Ce plan apparaît donc comme un véritable hommage au Nosferatu de 1922 et au clair-obscur cher à l’expressionnisme allemand des années 1920. Pourtant cette esthétique chez Herzog n’est pas exactement ce qu’elle était chez Murnau, allégorique et porteuse des stigmates de la société allemande née de la défaite de 1918, mais est plutôt celle d’un réalisateur soucieux de puiser dans le passé pour en extraire une figure archétypique ayant marqué la conscience collective, et pour rétablir ainsi une filiation entre le cinéma pré-nazi des origines et le nouveau cinéma allemand des années 1960 et 1970, filiation interrompue entre 1933 et 1945 par le cinéma du Troisième Reich. Se réapproprier le comte Dracula est aussi pour lui une nouvelle occasion de mettre en scène un de ces marginaux réfractaires à une quelconque normalité qu’il affectionne particulièrement. Comme Aguirre, Fitzcarraldo ou Cobra Verde, Dracula, dans cette nuit qui engloutit tout ou presque, porte en lui toute la substance fiévreuse d’une démesure dans laquelle le frisson le dispute à l’attraction, à la fascination pour un être ambivalent errant à la frontière du rationnel.
[1] Dracula de Tod Browning (1931).
[2] Renonçons à nommer les onze films dans lesquels Christopher Lee incarne le comte Dracula et retenons le premier, celui qui a marqué sa carrière : Horror of Dracula (Terence Fisher, 1958).
[3] Dracula de John Badham (1979).
[4] Nosferatu le vampire de Friedrich Wilhelm Murnau (1922). Ce n’est pas, en fait, le premier film de vampire. La mort de Dracula, un film hongrois réalisé par Károly Lajthay a été tourné un an auparavant, mais est considéré aujourd’hui comme perdu.
[5] Les héritiers de Bram Stoker, l’auteur du roman Dracula (1897), ayant refusé d’accorder les droits d’adaptation à Murnau, celui-ci dut modifier les noms de ses personnages.
[6] Gilles Ménégaldo, « Figurations du mythe de Dracula au cinéma : du texte à l’écran », dans Claude Fierobe, Dracula, mythes et métamorphoses, Presses Universitaires du Septentrion, 2005, p. 181.
3 octobre 2024