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Chroniques

Arrêt sur image – La terrasse chez Ettore Scola

par Hubert Schang

La quasi-intégralité du film Une journée particulière (Una giornata particolare, Ettore Scola, 1977) se passe le 6 mai 1938, à l’intérieur d’un immeuble d’un quartier de Rome au moment où Mussolini accueille Hitler pour préparer la signature du Pacte d’acier qui scellera, le 22 mai 1939, l’alliance militaire offensive entre les deux dictatures. Au petit matin, le bâtiment se vide progressivement de ses habitants, pressés de se rendre au défilé et d’écouter les discours des deux dictateurs. Seules deux personnes sont contraintes – pour des raisons différentes – de rester cloîtrées chez elles…

Mère de six enfants et épouse d’un Mussolini au petit pied, machiste et vulgaire, Antonietta (Sophia Loren, superbe dans sa lassitude, à contre-emploi, loin des rôles de beauté fatale qu’elle a pu incarner) ne peut se rendre au défilé en raison des tâches ménagères qui la submergent. Admirative du Duce et peu éduquée, elle ne réalise pas son aliénation imposée par un régime qui traite avec mépris les femmes, destinées à être principalement de bonnes épouses et de bonnes mères. Mais tout à son travail, Antonietta finit par rencontrer Gabriele (Marcello Mastroianni, parfait lui aussi dans cette antithèse du grand séducteur), un homme resté seul dans un appartement qui, par-delà la cour intérieure, fait face au sien. Journaliste antifasciste et homosexuel, celui-ci a été renvoyé par la radio qui l’employait, et s’attend d’un moment à l’autre à être arrêté. En ces temps de virilité triomphante, Gabriele est un paria aux yeux de ceux qui pensent que seuls un homme et une femme peuvent s’aimer. Cette rencontre fortuite et éphémère entre deux êtres que tout sépare mais qui subissent néanmoins l’oppression fasciste donne une dimension élégiaque et funèbre au film.

Ces deux solitudes vont partager un temps trop court, une respiration trop fugitive, un ailleurs qui se cristallise au cours de ce pas de deux sur la terrasse de l’immeuble. Alors qu’Antonietta décroche son linge, Gabriele en profite pour la recouvrir subitement d’un drap et pour esquisser quelques pas de danse tout en la serrant contre lui, riant du bon tour qu’il vient de lui jouer. Les diagonales du carrelage suivent la trajectoire des cordes à linge qui coupent en deux ce lieu en opposant, à droite, un espace de liberté et d’insouciance à une aire dédiée, à gauche, aux corvées domestiques et à la servitude. Cette terrasse, comme un bout du monde, permet donc au couple de s’élever dans une étreinte furtive et de braver les stratégies d’exclusion du régime, loin des regards et des préjugés incarnés par une concierge particulièrement inquisitrice. La scène est doublement bouleversante puisqu’à la douce euphorie circulant entre ces deux êtres, correspond leur irrépressible volonté d’être eux-mêmes, aux antipodes de leur détresse psychologique. Le vent fait ondoyer le linge au rythme de cette danse improvisée qui célèbre sur un mode mélancolique un abandon permettant à ces marginaux de vivre pleinement le présent, puisqu’ils savent qu’ils n’ont pas de futur dans le carcan fasciste. Pour Ettore Scola, ces exilés de l’intérieur se répondent en miroir, non pour se poser en victimes expiatoires, mais pour s’autoriser une dignité que le fascisme leur déniait. Avec pudeur, la caméra cadre, dans un plan d’ensemble et en plongée, comme pour mieux circonscrire cette échappée aux limites de cette terrasse, ce couple que rien n’enchaîne plus, sinon la vie. Ce moment de bonheur, ce temps suspendu à ciel ouvert, loin du huis clos et de l’enfermement qui caractérisent l’essentiel du film, font presque oublier le hors-champ de l’effervescence de la célébration fasciste transmise par une radio placée dans la cour, et qui pèse comme une chape de plomb sur le destin de ces deux exclus. Que de cet arrière-plan mortifère puisse se dégager, à l’avant-plan, une telle humanité n’est pas le moindre paradoxe du film.

Enfin, pour mieux saisir ce drame intime, Ettore Scola choisit d’utiliser une couleur sépia, sans éclat, délavée, blafarde, proche du noir et blanc pour accentuer ce gris douloureux, cette morne conformité dans laquelle évoluent ces personnages, mais aussi toute la société italienne lobotomisée par le fascisme. Jean A. Gili affirme que le film « met à nu les structures mentales qui portent à l’exclusion de tous ceux qui ne correspondent pas aux normes, de tous ceux qui sont jugés inférieurs[1] ». En 1977, Ettore Scola s’était expliqué sur ses intentions : « Même si nous vivons dans une société démocratique, […] il arrive toujours un moment où l’individu différent apparaît comme tel et est traité en tant que tel. […] Même après le fascisme, un type de fascisme personnel est demeuré présent dans la société d’aujourd’hui[2] ». Il ne croyait pas si bien dire, puisque son propos, hélas, reste plus que jamais d’actualité, particulièrement dans l’Italie d’aujourd’hui où, au plus haut sommet de l’État, résonnent à nouveau les discours homophobes et l’exaltation des valeurs familiales traditionnelles.

[1] Jean A. Gili, L’avant-scène cinéma, numéro 230, 15 juin 1979, cité dans Guillaume Evin, L’Histoire fait son cinéma en 100 films,Éditions de La Martinière, p. 116, 2013.

[2] Cité dans Jean A. Gili, Le cinéma italien, Éditions de La Martinière, 2011, p. 263.


1 décembre 2022