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Chroniques

Arrêt sur image – L’abîme chez Bertrand Tavernier

par Hubert Schang

En l’espace de trois années, le cinéma français a produit deux adaptations exceptionnelles de romans noirs de Jim Thompson : la première, Série noire (Alain Corneau, 1979), s’inspire de A Hell of a Woman (Une femme d’enfer, 1954) et la seconde, Coup de torchon (Bertrand Tavernier, 1981) de Pop. 1280 (Pottsville, 1280 habitants, 1964). Transposé du Texas en 1917 à l’Afrique-Occidentale française en 1938, le récit concocté par Bertrand Tavernier et son scénariste Jean Aurenche restitue avec une fidélité exemplaire l’univers noir, glauque, poisseux et intégralement désespéré de l’écrivain américain.

Dans Coup de torchon donc, Lucien Cordier (Philippe Noiret), unique policier de Bourkassa, une petite ville coloniale de l’Afrique française, est un être médiocre, servile, lâche, veule, raciste jusqu’à l’écœurement, dénué d’une quelconque autorité sur tous ses concitoyens et essentiellement préoccupé à éviter tout ce qui pourrait venir perturber sa sieste et son quotidien. Sa poltronnerie et son refus des responsabilités sont si exemplaires qu’ils confinent à la pathologie. Dans le premier tiers du film, il est systématiquement pris à partie par de nombreux colons qui éprouvent un malin plaisir à l’humilier publiquement, généralement après lui avoir administré un coup de pied magistral dans la portion la plus charnue de son être. Risée de toute la ville, il passe ainsi plus de temps étendu au sol que debout sur ses deux jambes. Habitué à se coucher devant la plupart de ses concitoyens, quoi de plus normal !

Sur le photogramme, il vient de mordre la poussière une fois de plus, bousculé par Le Péron (Jean-Pierre Marielle) et son acolyte Léonelli (Gérard Hernandez), deux tenanciers de maison close, dont le second s’était accroupi derrière Cordier pour le faire chuter. Toute honte ravalée, et ne perdant jamais sa bonhomie et son air placide inébranlable, Lucien accepte, comme d’habitude, de boire le calice jusqu’à la lie. Ses vêtements couleur sable le prédestinent à faire corps avec le sol, alors que le blanc immaculé des costumes des proxénètes tranche totalement avec leur esprit hâbleur et dépravé. Goguenards et ravis du bon coup qu’ils viennent de lui infliger, Le Péron et Léonelli, en crétins satisfaits suintant l’abjection et le mépris, entreprennent une ronde narquoise et ricanante autour de celui qui a perdu l’estime de lui-même depuis longtemps, si tant est qu’il l’ait eu un jour. L’à-plat-ventrisme normalisé de Lucien le pousse à accepter sans sourciller son infortune, à rester un objet de ridicule et de dérision. Cette scène d’humiliation est d’une telle banalité que nul ne se retourne sur l’altercation, ou n’ose intervenir, laissant aux Blancs leurs problèmes de Blancs dans cette société d’un racisme glaçant et dans laquelle les Noirs ne sont que des silhouettes, des éléments du décor. Le couple africain à l’extrême gauche du cadre, impassible, semble ne rien voir et ne rien entendre du camouflet en cours.

En servant de souffre-douleur, Lucien Cordier n’est finalement que la version boursouflée, absurde et parodique de ces solitaires marginaux que Bertrand Tavernier met souvent en scène. De Joseph Bouvier (Michel Galabru dans Le Juge et l’assassin, 1976), un meurtrier en série incapable de maîtriser ses pulsions, à David Robicheaux (Tommy Lee Jones dans In the Electric Mist, 2009), un policier désenchanté de New Iberia en Louisiane, hanté par son passé d’alcoolique et son expérience au Vietnam, en passant par Conan (Philippe Torreton dans Capitaine Conan, 1996), un soldat perdu de l’armée d’Orient, nettoyeur de tranchées en 1919, ces personnages, déchirés par des fêlures intérieures, empruntent des routes secondaires, tout en restant murés dans des angoisses existentielles, voire mystiques, qui tutoient la folie.

Cordier, Le Péron et Léonelli ne laissent aucun espoir au genre humain. Dans leur bassesse hypertrophiée, parfaitement partagée et érigée en mode de vie, ils trouvent dans leurs actes une affirmation pervertie de leur existence. En décrivant et en dénonçant une telle ignominie, Bertrand Tavernier avance avec la même hargne, brutale et suffocante, que celle – répétons-le – de Jim Thompson, au milieu de personnages, qui, à force de nous imposer une vision du monde désaxée, finissent par faire reculer l’homme en laissant toute la place à la bête.

Coup de torchon est d’abord une allégorie grotesque et pathétique des tares et des vices d’une société coloniale imbue de sa supériorité, s’embourbant dans le cloaque d’une humanité inconsciente d’elle-même, et dont les échos des bruits de bottes venus d’Europe, annonciateurs de la catastrophe à venir, ne font qu’accélérer la course vers le précipice. Et quand Cordier décidera que la plaisanterie a assez duré, la volte-face à venir, en revêtant les atours d’une mission purificatrice, le fera basculer dans une frénésie vengeresse et meurtrière. Comme un gigantesque coup de torchon destiné à laver tous les péchés du monde.


31 mars 2023