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Chroniques

Arrêt sur image – Le caïd chez John Huston

par Hubert Schang

Key Largo (John Huston, 1948) pourrait être la suite de Little Caesar (Mervyn LeRoy, 1931). En effet, 17 ans après, John Huston donne vie à Johnny Rocco (Edward G. Robinson), un gangster qui ressemble en tout point au Rico Bandello de 1931.  Au-delà de leur incarnation par le même acteur et de la proximité de leurs patronymes, les deux gangsters se rejoignent, pour ne former qu’un, dans la cruauté et la violence qu’ils exercent contre leurs adversaires. Une soif de pouvoir inextinguible, l’appât du gain, et une absence totale de scrupules habitent ces deux icônes du banditisme hollywoodien. Fuyant les États-Unis pour se rendre à Cuba en bateau, Johnny Rocco et sa bande de malfrats se retrouvent à Key Largo, en Floride, et prennent en otage le propriétaire d’un hôtel, James Temple (Lionel Barrymore), sa fille Nora (Lauren Bacall) et Frank McCloud (Humphrey Bogart), un visiteur de passage, ancien officier de l’armée revenu de la guerre. Mais un ouragan force le gang et son chef à prolonger leur séjour au-delà de ce qu’ils avaient prévu. Dans ce huis clos âpre, étouffant et tranchant comme une lame de rasoir, Johnny Rocco domine ses sbires de toute sa puissance et de toute sa morgue… jusqu’au plus fort de l’ouragan qui se déchaîne à l’extérieur de l’hôtel, alors que la nuit est tombée.

À cet instant précis, l’homme perd de sa superbe pour dévoiler une incertitude déconcertante. Figé dans une posture extatique, les yeux écarquillés, des gouttes de sueur perlant sur son front et la bouche entr’ouverte, Johnny Rocco lève la tête dans une attitude de supplication et de crainte, incapable de contrôler une adversité qui le dépasse et le rend subitement particulièrement vulnérable. Les armes à feu qu’il utilise habituellement apparaissent désormais dérisoires face à la menace des éléments déchaînés qui, hors champ, dévastent la petite Key de Floride. Sur les traits déformés de son visage se lisent des questions sans réponse, mais aussi le risque de perdre en quelques instants pouvoir, argent et prestige. La contreplongée, en allongeant les verticales pour le faire apparaître plus grand qu’il ne l’est en réalité, accentue son impuissance à défier la nature, lui qui a passé sa vie à défier les hommes. Johnny Rocco vacille sur son piédestal à la lumière blafarde d’une lampe à pétrole visible à l’arrière-plan, à gauche du cadre, alors que le plafonnier ne fonctionne plus puisque l’électricité a été coupée. Traduisant parfaitement les états émotionnels et psychologiques du gangster, l’éclairage contrasté, entre ombre et lumière[1] – composante stylistique indissociable du film noir –, jette, au cours de cette nuit sans fin, un voile de cauchemar sur un monde que Johnny Rocco ne reconnaît plus. Redoutable ennemi public à l’époque de la prohibition, aujourd’hui en exil, loin de ses répères urbains, il n’est plus que ce criminel pathétique voulant rester roi[2], et remarquant à peine combien le personnage qu’il est censé incarner aux yeux des autres se délite. L’enfermement du gangster dans le hall de l’hôtel révèle donc bien « un être dévoré par la peur malgré des apparences de dur, un gangster grotesque et lâche qui joue au caïd[3] ». Rocco est l’antithèse d’un Roy Earle[4], ce bandit romantique aspirant à la paix et à l’oubli, mais surtout d’un Cody Jarrett[5], un autre chef de gang, autrement plus flamboyant que lui, vivant jusqu’au bout en grand fauve indomptable, capable de s’immoler de manière éruptive et démente dans  l’explosion d’un réservoir de gaz. Dénué de conscience et de morale, Rocco rejoint le cortège des perdants tragiques, ces êtres excessifs ou pitoyables en rupture de ban qui, de  Fred C. Dobbs (Humphrey Bogart dans The Treasure of the Sierra Madre, 1941) à Asa Hawks (Harry Dean Stanton dans Wise Blood, 1979) en passant par Alonzo Emmerich (Louis Calhern dans Asphalt Jungle, 1950) hantent le cinéma de John Huston.

Cette représentation d’un faux dur ne peut manquer de nous interpeller si nous suivons la trajectoire politique de l’acteur. Très engagé pendant les années 1930 et 1940 contre le nazisme et le fascisme, ardent défenseur de la démocratie et des libertés individuelles, Edward G. Robinson sera néanmoins appelé à témoigner en 1950 et 1952 devant la Commission des activités antiaméricaines, de sinistre mémoire. Dans le climat de paranoïa antirouge qui frappe en pleine Guerre froide les États-Unis, Edward G. Robinson, pour sauvegarder sa carrière, dénoncera des sympathisants communistes comme Albert Maltz, Dalton Trumbo ou Frank Tuttle. Sorti blanchi de l’épreuve mais moralement atteint, il aura, dans les années qui suivront, des difficultés à retrouver des rôles intéressants. C’est Cecil B. DeMille, un réalisateur farouchement anticommuniste, qui relancera sa carrière en lui confiant le rôle du traître Dathan – un rôle expiatoire ? – dans The Ten Commandments, 1956. Mais en tout état de cause, il ne jouera plus jamais de gangster.

[1] Installé à Hollywood depuis 1929, Karl Freund, le directeur photo de John Huston, a d’abord associé son nom aux images du cinéma expressionniste allemand. Il a notamment  travaillé avec Paul Wegener (Der Golem, 1920), Friedrich W. Murnau (Der Letzte Mann, 1924) ou Fritz Lang (Metropolis, 1927), puis aux États-Unis avec James Whale (The Kiss Before the Mirror, 1933), Richard Thorpe (Cry Havoc, 1943) ou encore Victor Fleming (A Guy Named Joe, 1943). Il fut également réalisateur (The Mummy, 1932; Mad Love, 1935).

[2] Allusion à The Man Who Would Be King (John Huston, 1975).

[3] Noël Simsolo, Le film noir : vrais et faux cauchemars, Cahiers du cinéma, 2005, p. 288.

[4] Humphrey Bogart dans High Sierra (Raoul Walsh, 1941).

[5] James Cagney dans White Heat (Raoul Walsh, 1949).


3 janvier 2023