Arrêt sur image – Le passé et le présent chez Sergueï M. Eisenstein
par Hubert Schang
Dans ce photogramme extrait d’Ivan le Terrible (Sergueï M. Eisenstein, 1945), le tsar Ivan IV (Nikolaï Tcherkassov) est assis dans une salle voûtée de son palais du Kremlin à Moscou. Le décor et la place des deux personnages dans le plan servent à souligner à la fois la solitude et l’exaltation du pouvoir personnel de celui qui a fondé la Russie moderne, tout en marquant au fer rouge un règne de sang et de terreur. Par la place qu’elle occupe dans le cadre, l’ombre d’Ivan projetée sur un mur, une ombre gigantesque, menaçante, spectrale, déploie une aura sinistre irradiant cette immense salle dont les plafonds sont rarement visibles tant leur hauteur matérialise la grandeur de ce règne hors norme. Devant le tsar revêtu d’une large tunique noire qui lui donne l’aspect d’un oiseau de proie, un échiquier allégorise sa vision guerrière du monde dans laquelle le hasard n’a pas sa place. Pour déplacer les pièces comme autant de décisions stratégiques, l’idée et la logique doivent toujours prévaloir sur l’incertitude et les scrupules. Mais l’absence de chaise en face d’Ivan montre aussi qu’il ne joue avec personne si ce n’est avec lui-même, qu’il ne partage aucun enjeu avec quiconque et qu’il est le seul « roi » pour présider à la destinée de millions de sujets. Entre des pièces aristocratiques (le roi, la reine) et des pièces plébéiennes (le pion ou le fou), leurs déplacements sur l’échiquier sont autant de coups gagnants qui le mènent au pire à l’évitement ou au contournement, au mieux à la victoire, toujours renouvelée. À sa gauche, une sphère armillaire modélise un globe terrestre. Conçue pour représenter symboliquement l’univers dont la Terre serait le centre, elle est aussi un symbole de la connaissance et du pouvoir, une extension de l’esprit conquérant d’Ivan IV qui s’exercera contre le royaume tatar de Kazan et les villes de la Baltique. Les contrastes entre les zones d’ombres et de lumière traduisent la complexité du personnage, capable d’unifier les terres russes et de favoriser le commerce tout en se montrant impitoyable avec tous ceux qui complotent contre son autorité, comme l’autre personnage de la pièce, Vladimir Andreievitch (Pavel Kadotchnikov), un boyard[1] manipulé par sa mère pour devenir tsar. Deux gigantesques candélabres surmontés de trois longues bougies, et un trône au fond de la salle entre deux ouvertures en forme de voûte menant à autant de galeries et de boyaux secrets complètent ce lieu froid et austère qu’aucune fenêtre ne vient éclairer.
L’image reste constamment au service de l’espace et de son décor. La grande profondeur de champ utilisée permet de relier Ivan à son trône à l’arrière-plan, laissant entre ces deux pôles un vide qui ne cesse d’exsuder un sentiment latent de menace et d’inquiétude, encore renforcé par cette ambiance en clair-obscur, ambiance si chère à Édouard Tissé, le directeur de la photographie de tous les films de Sergueï Eisenstein. Le théâtre d’ombres orchestré par Eisenstein organise donc un précipité du mental du tsar renvoyant immédiatement aux images qui hantent le cinéma expressionniste allemand, des obsessions propres aux protagonistes du Montreur d’ombres (Arthur Robison, 1923) aux angoisses métaphysiques de Faust, une légende allemande (Friedrich Wilhelm Murnau, 1926). Cet héritage esthétique et dramatique n’en demeure pas moins ironique, puisque la fin du tournage d’Ivan le Terrible, en décembre 1944, coïncide avec l’avancée des troupes soviétiques en Prusse orientale, marchant irrésistiblement sur Berlin après avoir repris la Biélorussie, l’Ukraine, les pays baltes et la Pologne. Comme dans Alexandre Nevski (1938)[2], mélangeant sciemment les temporalités entre un passé magnifié et un présent destiné à renforcer le sentiment national russe, Eisenstein met en scène, dans une démesure lyrique et tragique propre au cinéma soviétique, Ivan IV le Terrible (1547-1584), le premier « tsar de toutes les Russies ». À l’inverse des héros anonymes et des foules de La grève (1925), du Cuirassé Potemkine (1925) ou d’Octobre (1927), cette célébration d’un homme seul en son palais, d’un souverain absolutiste, est consubstantielle de celle de Staline, désireux, à ce moment et plus que jamais, d’apparaître comme l’héritier des grands personnages de l’histoire de la Russie, même s’il semble contradictoire de célébrer un Riourikide, la dynastie qui précède de peu celle des Romanov, pour un régime communiste qui a tout fait pour éradiquer ces généalogies princières et impériales.
Chez Serguei Eisenstein, comme chez Leni Riefenstahl, la cinéaste officielle du régime nazi, le cinéma est tout autant une affaire d’État qu’un objet artistique. Initialement prévu en trois parties, seul le premier opus recevra en 1945 la récompense suprême, le prix Staline; le deuxième sera censuré par le maître du Kremlin, ulcéré par la dénonciation des dérives despotiques et paranoïaques du tsar, miroir de ses propres crimes, et le troisième n’ira pas au-delà du scénario. Terrassé par une crise cardiaque, Sergueï Eisenstein meurt le 11 février 1948 à cinquante ans seulement.
[1] Noble d’Europe de l’Est.
[2] Nikolaï Tcherkassov avait déjà interprété dans ce film le rôle principal. Acteur préféré de Staline, il sera imposé à Eisenstein sur le tournage d’Ivan le Terrible.
29 septembre 2023