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Chroniques

Arrêt sur image – Le voyage chez Jerry Schatzberg

par Hubert Schang

Quelque part en Californie, deux hommes, qui ne se connaissent pas, se retrouvent des deux côtés d’une route pour faire de l’auto-stop. À gauche du plan, Max Millan (Gene Hackman) vient de purger une peine de prison de six ans pour violences aggravées, et cherche à se rendre à Pittsburgh pour monter une entreprise de lavage de voitures. En face se tient Francis Lionel Delbuchi (Al Pacino) qui, après avoir passé cinq années dans la marine pour fuir une paternité qu’il ne désirait pas, a désormais pour objectif d’aller à Détroit pour retrouver sa femme et cet enfant qu’il n’a jamais connu. Dès les premiers plans de Scarecrow (1973), ce joyau humaniste mais dépressif du Nouvel Hollywood, Jerry Schatzberg met en scène l’interaction entre deux hommes et un espace.

Cet espace, ici, prend en effet toute sa place. Magnifiquement photographiée par le chef opérateur Vilmos Zsigmond, la Californie est ce paysage de collines et de plaines s’étendant à perte de vue, jaunies par la brûlure du soleil, que l’ombre, même bienfaisante, des arbres disséminés ne parvient pas à apaiser. Une chaleur sèche envahit le plan, une chaleur qui palpite et ne désarme que rarement. Les rafales font onduler comme des vagues les branches des sycomores, et les nuages de poussière dévalent les reliefs pour mieux battre les flancs des hommes, s’infiltrer partout et assécher encore davantage les sols. Cette ruralité couleur paille fait penser aux tableaux contemplatifs et mélancoliques de Andrew Wyeth, comme April Wind, Winter Fields ou Turkey Pond, des tableaux dont les couleurs, particulièrement celles des ciels, semblent toujours atténuées, comme délavées de leur énergie primaire. Chez Schatzberg, la Californie n’est pas ce pays de cocagne, ce jardin fleuri, que découvre la famille Joad dans The Grapes of Wrath (John Ford, 1940 d’après le roman de John Steinbeck) avec ses vergers et ses vignobles nourris par l’humide et riche printemps, mais une terre nettoyée de sa verdure et surtout de sa métaphysique. Cet espace de tous les possibles, de toutes les opportunités, cet eldorado dont l’existence faisait miroiter les espérances, n’est plus. À l’exception de la route, personne ne circule librement à travers ces champs. Les clôtures en fil de fer barbelé sont là pour le prouver. Elles délimitent des terres agricoles et d’élevage domestiquées et contrôlées, renforçant ainsi les droits de propriété. L’époque des open ranges, ces pâturages ouverts, est depuis longtemps révolue et, avec elle, une certaine idée de la liberté de déplacement. Quelques instants auparavant, Max avait justement eu toutes les difficultés à se frayer un chemin à travers les barbelés pour rejoindre la route, comme pour mieux métaphoriser tous les obstacles qu’il aurait à surmonter avant d’arriver à Pittsburgh.

Cette route justement. Le plan donne l’impression qu’elle court tout droit vers les collines pour mieux disparaître dans le ciel immense, un ciel vaporeux qu’aucun nuage ne vient pour l’instant perturber. Dans le cinéma américain, elle offre souvent un paysage poétique propice à la découverte de soi, à l’exploration de ses propres frontières, à l’image de la « route en briques jaunes » qu’emprunte Dorothy Gale (Judy Garland) en direction de la cité d’émeraude (The Wizard of Oz, Victor Fleming, 1939). Elle est la promesse d’un ailleurs, l’espérance de lendemains qui chantent comme le pensent le Vagabond (Charlie Chaplin) et la Gamine (Paulette Goddard) qui, bras dessus bras dessous, s’éloignent vers l’horizon dans le dernier plan de Modern Times (Charles Chaplin, 1936). Mais, contrairement aux déplacements d’est en ouest des pionniers ou des Okies[1], ces paysans qui partaient sur la route pour fuir la crise économique des années 1930, Max et Francis, rebaptisé Lion par le premier – nouvelle allusion au film de Fleming, avec le lion peureux, le troisième personnage que rencontre Dorothy –, tournent le dos à la Californie pour se rendre dans leur pays d’Oz, là-bas très loin vers l’est. Ils prennent la même route que Wyatt (Peter Fonda) et Billy (Dennis Hopper) dans Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) ou que le Conducteur (James Taylor) et le Mécanicien (Dennis Wilson) dans Two-Lane Blacktop (Monte Hellman, 1971). Plus fréquentée par les tumbleweeds que par les voitures ou les bus, la ligne de bitume séparant les deux hobos souligne deux solitudes respectives. Ils ont chacun des rêves plein la tête, des rêves et des désirs censés dissimuler leurs blessures intérieures. Pour eux, la route est tout autant une réalité matérielle qu’un itinéraire, un voyage destiné à donner un sens à leur existence.

Max ignore Lion dans un premier temps, muré dans un enfermement bourru et désenchanté, alors que le second, plus extraverti, fait tout pour attirer son attention. Pour le moment, leurs regards fouillent l’horizon en attente de la voiture ou du camion qui leur permettrait – individuellement – de se diriger au-delà de l’horizon.  À cet instant, l’un des deux n’est pas du bon côté de la route. Pour partir dans la même direction et unir leur destinée, il faudra, à la fin de la séquence, la défaillance du briquet de l’un et les allumettes de l’autre pour que les deux vagabonds soient réunis autour du cigare de Max.

Avec « rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route[2] », Max et Lion incarnent ces âmes perdues, ces accidentés de la vie chers au Nouvel Hollywood qui a su filmer les marginaux, les déclassés et tous ceux qui, prédestinés à être des losers et à le rester, ne parviennent pas à trouver une place dans la société américaine. La simple vision de la route agit néanmoins comme une promesse d’histoire, une promesse d’amitié, une promesse d’un destin libéré des liens du passé. Elle peut construire ou détruire celles et ceux qui l’empruntent ou tout simplement, comme Oz, n’être qu’une illusion. Pour Max et Lion, le voyage ne fait que commencer…

[1] Habitants de l’Oklahoma.

[2] Jack Kerouac, Sur la route, Gallimard, 1999.


30 mai 2025