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Chroniques

Au bout d’une ficelle

par Robert Lévesque

Dans son inénarrable bouquin de souvenirs, Ce genre de choses (Stock, 2013), le comédien Jean Rochefort ne dit pas un mot du film de Patrice Leconte, Le mari de la coiffeuse, ce film qui est un oasis dans sa carrière, le moment de grâce, un pas de deux, une exception dans son extraordinaire et incalculable collection de nanars (si l’on en écarte son Bunuel, Le fantôme de la liberté, ses Tavernier, L’Horloger de Saint-Paul et Que la fête commence, ses autres Leconte, Tandem, Monsieur Hire et Ridicule, et le seul qu’il mentionne dans son livre, Le Crabe-Tambour de Pierre Schoendoerffer). Huit films sur des dizaines et des dizaines, c’est pas mal, tout de même…

Je vous conseille (si vous ne l’avez jamais vu) d’attraper Le mari de la coiffeuse à Ciné Pop le 16 septembre car c’est un film rare. Pas un chef-d’oeuvre mais un grand hors-d’oeuvre, un de ceux qu’on n’oublie pas et que l’on ne retrouvera pas à tous les buffets. Jean Rochefort, qui n’y fait presque rien (mais tout), est à son sommet, il avait 60 ans (en 1990). Son personnage s’appelle Antoine. Et Antoine aime. Il est heureux. Il a fait ce qu’il voulait faire dans la vie, il a épousé une coiffeuse. Il en a pris la ferme décision à 12 ans en fréquentant à Luc-sur-Mer un salon tenu par une Alsacienne très belle, rousse, madame Sheaffer qui n’avait pas de mari et dont l’odeur l’enivra, le moment du premier shampoing avait été un délice et, un jour, la vue d’un sein voulant presque sortir de sa blouse fut une promesse d’eldorado…

Antoine grandit. Ce n’est pas dit mais ce doit être à Caen dont Luc-sur-Mer est la villégiature de proximité. Dans les années soixante, va-t-on apprendre (c’est Rochefort-Antoine en voix-off qui nous explique ça), le Salon Isidore a changé de mains, le vieil homo qui détestait coiffer les femmes et ne faisait qu’hommes et garçons se retire du métier, a vendu son commerce (le salon de coiffure et l’appart du dessus) à une jeune femme, mademoiselle Mathilde, qui a conservé et l’enseigne et l’exclusivité masculine de la clientèle. Antoine apprendra que, comme madame Sheaffer, cette coiffeuse nouvelle (car on ne dit pas barbière) n’est pas mariée. Un jour, il décide d’y entrer, actionnant la clochette. « Vous pouvez me prendre ? ». Elle ne peut pas, elle attend un client. Il sort. Fait le guet. Il n’y a pas de client. Il tombe alors (ou plutôt donc) amoureux, repensant à ce que disait son père au sujet des femmes qui résistent et qui n’en seront que plus empoignantes (son père bourge qui avait ri de sa décision prise à 12 ans et qui mourra d’une crise cardiaque en apprenant que son fils, en effet, épouse une coiffeuse).

Je ne vous raconterai tout de même pas tout ce film, dont le scénario mince et croquant comme des craquelins de riz aux algues est un pur délice. Vous en avez la prémisse, ça suffira comme ci. Sachez que l’Italienne Anna Galiena est Mathilde, et qu’elle et Antoine vont, comme du côté de chez Proust, faire catleya entre les fauteuils à bascule et les séchoirs. Et que Rochefort méritait tous les prix qu’il n’a pas eus…

S’il n’en parle pas de ce film béni dans son irrésistible bouquin, c’est peut-être qu’on ne parle pas du bonheur au travail, mais c’est surtout que Rochefort n’est pas du genre à se prendre au sérieux, ce qui est la donnée de base de la personnalité de cet homme qui dans la vie est un homme de cheval, et qu’il a, comme les plus souples d’entre eux, réussi à sauter sans chuter par-dessus tous les fossés et les obstacles, ce steeple-chase que furent les films ordinaires ou moches ou simplement comiques qu’on lui a sans cesse proposé dans sa carrière depuis le mitan des années cinquante ; navets, nanars, conneries et dépendances, comédies du samedi soir et caméos sur commande. Il en est ressorti frais, fripé mais franc du collier.

Dans Le mari de la coiffeuse, on a avec lui, le bel Antoine, le cher Rochefort, le spectacle d’un vieil alezan qui danse, mais alors là, ses danses, improvisées sur des musiques de rai qu’il glisse dans le radiocassette de sa coiffeuse, je vous dis pas…, manifestation du plaisir, peut-être du bonheur, mais c’est aussi de l’amour, c’est Antoine et Mathilde, et il y aura soudain le risque (ou la peur) que ça finisse… Ce film d’amour fragile, l’opus sentimental le plus réussi de l’oeuvre entière de Patrice Leconte, a de la tristesse qui se love dans l’aile, car plus on vole, plus on se désolera et quand la fin arrivera, le film sera triste, et quand le film est triste, il fait pleurer Sylvie Vartan et Michèle Richard… Moi j’ai facilement retenu mes larmes car j’étais si content pour Jean Rochefort, que j’aime… Et puis j’avais l’impression que je venais d’entendre le jeune Trenet chanter « Je chante », sa chansonnette qui finit gaiement par la pendaison d’un vagabond écroué au bout d’une ficelle…

 

Un extrait du Mari de la coiffeuse


11 septembre 2014