Aux sources du documentaire poétique lituanien
par Louis-Jean Decazes
Les 16 et 21 mars derniers, la Cinémathèque québécoise présentait les deux premiers longs métrages de Šarūnas Bartas, Trois jours (Trys dienos) et Corridor, dans des copies 35mm récemment acquises dans ses collections.
À l’occasion, je me suis remémoré ce florilège de « ciné-poèmes » lituaniens écumé naguère sur le site web de la Nepriklausoma sinemateka (Cinémathèque virtuelle lituanienne)1. Cette sélection de 19 courts métrages, tous disponibles en copie restaurée, offre un aperçu éloquent d’un courant cinématographique aussi passionnant que méconnu, voire mésestimé : l’École documentaire poétique de Riga.
Cette appellation se réfère à une ramification de l’« école archaïque »2 ayant vu le jour dans les pays baltes au crépuscule des années 1950, au moment où de jeunes créateurs aspirent à s’émanciper du réalisme socialiste, seul courant artistique autorisé par le pouvoir communiste en place. Les Kraulitis, Braus, Grikevičius et autres figures de proue de ce mouvement s’érigent en partisans de la liberté d’expression et de la pluralité d’opinion (c’est dire l’étau du contrôle dictatorial alors exercé !), tout en soutenant la politique de « déstalinisation » menée par Nikita Khrouchtchev.
Il va de soi que le cinéma dit « de poésie » (au sens pasolinien du terme) est presque un genre en soi dans la cinématographie soviétique. Il compta quelques œuvres charnières, comme Sayat Nova de Sergueï Paradjanov (1969) ou L’Incantation de Tenguiz Abouladzé (1967). Il comprit également son lot de perles oubliées, auquel appartiennent ces échappées oniriques.
Chacune d’entre elles réussit le pari risqué – et a priori contradictoire – de relater le quotidien de gens ordinaires en le reconfigurant, en le recomposant, selon le point de vue subjectif de leurs auteurs respectifs. En résulte un cinéma affranchi de toute éthique d’objectivité, qui doit autant au Kino-Pravda qu’aux écrits de Victor Chklovski, et où la frontière entre narration et formalisme est généralement poreuse.
Après quelques tentatives abstraites, les membres de cette école intègreront peu à peu des éléments figuratifs à leurs exercices de style qu’ils parsèmeront de moments de fulgurance rappelant le grand cinéma des « impressionnistes français ». Ces symphonies visuelles et rythmiques s’appuient ainsi sur une conception « photogénique » (pour reprendre un concept cher à Jean Epstein) de l’agencement des images.
Le « film d’ouverture » de cette rétrospective, Time Passes Through the City (1966) d’Almantas Grikevičius, a pour décor la ville de Vilnius qu’il traite comme un personnage à part entière. Au cours de cette symphonie urbaine, le cinéaste dresse un portrait hautement sensoriel de la « Jérusalem du Nord », rendant compte de la vitalité de sa vie urbaine et du mysticisme qui imprègne ses monuments historiques. Préférant saisir les particularités de la ville que d’en exalter les attraits touristiques, Grikevičius prend ainsi le contrepied des travelogues et s’appuie sur une démarche analogue à celle mise en œuvre dans Manhatta de Charles Sheeler et Paul Strand (1921), Regen de Joris Ivens (1929) ou Rhapsody in Two Languages de Gordon Sparling (1934).
Les premières images de Time Passes montrent diverses parties d’un instrument non identifiable s’animer. Des gros plans scrutent avec minutie les engrenages, marques sur le métal et reflets lumineux. Une façon astucieuse d’empêcher le spectateur de disposer d’une vision d’ensemble de l’engin, qui sera reprise ultérieurement par Patricio Guzman en guise d’ouverture de sa Nostalgie de la lumière (2010). Les bruits de l’appareil sont mis en valeur ; notre ouïe est sollicitée. Le cinéaste met nos sens en éveil et nous fait assister au dévoilement progressif de ce qui s’avèrera être un mécanisme de clocher. Les roues dentées et autres motifs circulaires se font omniprésents… les clins d’œil aux bobines de pellicule sont presque trop évidents ! Le cinéma se donne ainsi à voir comme du cinéma, et sa machine consubstantielle s’emploie à filmer d’autres machines. Un prologue à visée programmatique, laissant entrevoir ce que le film sera, à savoir une machine à révéler la charpente interne d’une grande métropole.
Grikevičius ausculte au moyen de contres-plongées, de gros plans, de décadrages et de jeux d’optique les monuments historiques du vieux Vilnius3, avant de nous emmener sur un mode plus direct dans les quartiers urbains de la capitale lituanienne. Il témoigne de la « frénésie moderne » qui y règne par un tourbillon d’images et de sons4. Le tout entrecoupé de diaporamas photographiques, agencés dans l’esprit des documentaires historiques de Ken Burns et des « photoromans » de Chris Marker. Autant de pauses dans le documentaire que de façons de figer son action dans le temps. À ce concerto se mêlent des digressions flirtant avec l’univers cryptique, certes parfois excessives dans leur symbolisme, mais dont le mérite est d’insuffler une dimension apocalyptique à l’ensemble. La pleine lune s’ennuage, une brume inquiétante se lève et envahit le cadre, la caméra s’immisce dans des catacombes où gisent des crânes humains… Nul doute possible, ce sont là les signes prémonitoires de menaces qui plongeront la Lituanie dans l’abîme : l’échec ou l’inachèvement de la « déstalinisation » et l’absence de désir indépendantiste d’une population soumise au joug soviétique.
Le refus de certains Lituaniens de céder à l’uniformisation culturelle de l’Union soviétique est au cœur d’un autre film phare de ce corpus : The Old Man and the Land (1965)5, première réalisation de Robertas Verba.
Produites à des fins propagandaires, les actualités dispensées par le régime stalinien montraient coutumément des paysans manifester leur attachement à cette culture unique. Le documentaire de Verba, quant à lui, dresse le portrait d’un authentique chauvin lituanien ne jurant que par les traditions culturelles de sa mère patrie. Ce vieux fermier au regard doux – et un brin excentrique6 – vit ses derniers instants dans un village isolé, où il savoure la vie au gré des petits bonheurs quotidiens. Passant en revue les temps forts de son existence, il raconte à travers la voix off du film les sacrifices auxquels lui et son épouse, décédée depuis peu, ont dû consentir afin d’assurer à leurs progénitures un avenir prospère, riche en promesses.
Par sa force de vie, sa bonté perpétuelle et sa faculté à transformer la parole ouvrière en poésie, cet agriculteur se fait le double lumineux de Joe Hill, tel que portraituré dans le film éponyme de Bo Widerberg (1970). The Old Man and the Land est à l’image de son protagoniste : solaire. Ou du moins, il le devient. On constate en effet une évolution dans le regard que Verba porte sur le monde rural. Les premières minutes du court métrage frappent par leur factualité : elles dépeignent le sombre quotidien des différents « personnages » en collant – souvent fallacieusement – au plus près du réel. La crudité des images, exsangues de toute trace de misérabilisme, est exaltée par une caméra tremblante. Ce n’est que lorsque notre héros repense à ses jours heureux que l’ensemble gagne en esthétisme. Ce passage d’une démarche didactique à une démarche poétique laisse échapper des envolées lyriques au souffle opératique. Verba capture l’ondoiement des herbes sous le vent et les touches délicates du paysage campagnard, révélant la lueur divine qui jaillit de ces créations. Cette propension à exalter la nature, de même qu’à dévoiler ses trésors cachés, résonne avec les œuvres de Victor Sjöström, d’Arne Sucksdorff, d’Arūnas Žebriūnas, et bien sûr, de Terrence Malick.
La reconnaissance de l’École de Riga à titre de mouvement cinématographique a divisé nombre d’académiciens. Et pour cause : ses membres, bien qu’unis dans un même dessein, privilégiaient des approches dissemblables7. Cependant, les universitaires s’entendent tous pour admettre que cet ensemble d’artistes a su fournir à la « New Authenticity »8 ses armes esthétiques. Espérons que la bienheureuse initiative de la Nepriklausoma sinemateka, au-delà de toute réhabilitation à l’échelle académique, trouvera écho auprès de la sphère cinéphile.
1 Je remercie Egor Shmonin pour sa précieuse recommandation.
2 Telle est l’appellation communément employée pour désigner la nappe du cinéma « poétique » soviétique. Dans son ouvrage Kinoglast: Soviet Cinema in Our Time, la critique Anna Lawton regroupe l’ensemble des cinéastes qu’elle considère comme appartenant à cette école. On y croise autant des figures tutélaires de l’Avant-garde russe (Eisenstein, Dovjenko, Poudovkine…) que des auteurs modernes comme Youri Illienko.
3 On songe à Bassae de Jean-Daniel Pollet (1964), Césarée de Marguerite Duras (1979) et d’autres essais filmiques explorant des sites archéologiques jusque dans leurs moindres recoins.
4 L’influence d’Harmonies de Paris de Lucie Derain (1927) apparait de manière évidente dans le contraste qui s’opère entre ces deux visages de la ville.
5 Cela s’explique en partie par le fait qu’Almantas Grikevičius en est le coscénariste.
6 On le croirait tout droit sorti de La Grande séduction de Jean-François Pouliot (2003) !
7 C’est la même raison qui a jadis amené Richard Abel à refuser de reconnaître la Première avant-garde comme une école à part entière.
8 Une déclinaison de l’École de Riga ayant émergé à l’orée des années 1970. Ce mouvement, porté à son apogée par Ten Minutes Older de Herz Frank (1978), repose sur la transformation du quotidien en objet de poésie.
Légende image : Time Passes Through the City (1966) d’Almantas Grikevičius
19 avril 2021