Ava la vamp
par Robert Lévesque
Elle n’était pas espagnole comme Maria Vargas, dite La comtesse aux pieds nus, mais bel et bien américaine, née la dernière d’une famille de fermiers de la Caroline du Nord, élevée nus pieds dans les champs de tabac, un rien garçon manqué et belle comme tout, photogénique à mort et c’est d’ailleurs par des photos que tout commença, celles que le fiancé de sa sœur prit d’elle quand elle avait 17 ans et qu’elle était venue voir sa frangine à Manhattan. Ces photos firent leur chemin jusqu’à Louis B. Mayer qui la mit sous contrat à 19 ans pour que personne d’autre ne s’en empare. En 1941, à Culver City, cette brune ne tourne pas encore, sinon des choses non créditées, mais Mickey Rooney, star qui a 20 cm de moins qu’elle, lui met le grappin dessus, mariage expédié comme le divorce le sera l’année suivante, elle est donc à la une de Life, mais n’a pas encore tourné quelque chose qui vaille…
Il faudra attendre Les tueurs de Robert Siodmak en 1946 (sujet d’Hemingway, scénario non crédité de John Huston) pour qu’elle fasse des ravages, Ava Gardner. D’un coup, à 24 ans, elle devenait la tueuse, une mante religieuse, la femme fatale, et du coup Hollywood lui fomentera un slogan gagnant : cette fille est une malédiction pour tous les hommes qui croisent sa route… Et ça marchera, à l’écran et à la ville. Le reste est cinéma, on va dire. Une carrière au sommet durant presque vingt ans. Pas tellement de chefs-d’œuvre, cependant, sinon Mogambo de John Ford, La comtesse aux pieds nus de Mankiewicz, La Nuit de l’iguane de John Huston de qui (comme à bien d’autres, Howard Hughes entre autres) elle refusa toutes les avances pour ne pas retomber dans le cycle mariage-divorce auquel elle avait beaucoup donné (avec le clarinettiste Artie Shaw, entre autres, et Sinatra…).
Elle demeura belle bien plus longtemps que bankable, le sort si injuste de certaines stars dans l’univers carnassier d’Hollywood. Son déclin fut décidé par les studios, car activé par l’apparition et la montée des autres belles bankables (pensons à All About Eve, Margo Channing-Bette Davis éclipsée par Eve Harrington-Anne Baxter), mais Ava Gardner ne fut jamais oubliée, son nom brille encore dans les nuits de cinéphile au long cours, elle est à l’affiche dans ma mémoire (alors que Hedy Lamarr est dans des limbes définitives et que le nom de Lana Turner, sa copine et un rien rivale, s’estompe nettement, si je puis dire…). Elle ne fut pas Garbo, elle ne fut pas Marilyn, elle n’a pas engraissé une industrie du poster et du t-shirt, mais elle est demeurée la grande brune des années d’après-guerre, cette fille de la Caroline du nord aura terminé ses jours dans le luxe londonien, redevenue une bachelor comme au temps de sa jeunesse dans les années Pearl Harbor-Hula Hoop-Dean Martin-soupers au Ciro’s-huîtres-linguini-vin rouge-Cadillac-robe de satin noir-Mulholland Drive… and all that jazz…
Avec The Barefoot Contessa, vous la verrez dans sa splendeur le 14 juillet à 21 heures à Ciné-Pop. Elle a alors 32 ans. Dans la vie, elle se pousse de Sinatra qui vient de se taillader les veines pour elle et Howard Hughes, en pure perte, lui offre une villa à Palm Springs. Chouette contrat, elle s’envole pour Rome car le réputé et respecté Joseph L. Mankiewicz lui a demandé de jouer le rôle de Maria Vargas, une danseuse de cabaret madrilène qu’un producteur d’Hollywood va remarquer et décider de transformer en star internationale. Ce film sera le second chef-d’œuvre de Mankiewicz après All About Eve. Et le chef-d’œuvre d’Ava la vamp. C’est en quelque sorte son histoire sans l’être. Une fille simple, venue de nulle part, qui conquiert les écrans du monde. La victoire de la beauté. Dans les aléas du métier.
Mankiewicz, qui scénarise, tourne et dirige, s’est inspiré de Citizen Kane (tourné en 1941) pour la forme de son récit. Son film débute à la mort de Maria Vargas, devenue par un mariage princier, mais raté, la comtesse Torlato-Favrini. Aux obsèques, le réalisateur Harry Dawes (Bogart très Bogart) entreprend de raconter sa vie, de Madrid à Hollywood, de la danse à la mort. Le film est en flash-back et il y aura d’autres narrateurs, d’autres points de vue, ceux des hommes de sa vie. Sur le monde du cinéma, du spectacle, de la séduction, ce film est lucide, glacé et élégant. L’élégance d’un regard combinée avec l’élégance d’une femme. Il y avait du Visconti dans l’air de ce Mankiewicz.
Robert Lévesque
Deux p.-s. : Dans Nouvelle vague, Godard donne à un personnage féminin le nom de comtesse Torlato-Favrini.
Chez Robert Laffont, une biographie d’Ava Gardner est parue en 2012. AVA, la femme qui aimait les hommes, d’Elizabeth Gouslan.
La bande-annonce de The Barefoot Contessa
11 juillet 2013