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Chroniques

Avec Manon Labrecque

par Marc Mercier

Avant la pleine lune de la fin de ce mois d’août 2023, Manon Labrecque s’est éclipsée dans la nuit de ses songes. Peuplés d’images. Elle est de la constellation des arts vidéo et de la performance. Pas loin de Nam June Paik et de Yoko Ono. Danseuse étoile des pixels.

Parfois, il suffit de dire « non » et tout s’arrange. Ou bien, le metteur en scène crie « coupez ! » et hop, on reprend la scène autrement. Mais quand un cri heurte le mur du silence qu’engendre la disparition d’un être aussi merveilleux que Manon Labrecque, on se sent désœuvré, dépouillé, dépité, sans mot. Irréversible le vol des hirondelles vers le néant, elles laissent cependant sur leur passage des graines de printemps : « Le vivant et l’inerte se côtoient », disait-elle.

Celles et ceux qui ont eu la chance de la rencontrer furent définitivement envoûtés par son rire, sa générosité, sa discrète curiosité, son attention à l’autre, et par son immense talent d’artiste expérimentale : art vidéo, installations vidéo, cinétiques et sonores, performances, photos, dessins…

Sa mort, qui maintenant nous arrache des larmes, elle sut l’apprivoiser depuis longue date. Inoubliable son Hara Kiri (exercices) qu’elle avait décrit ainsi en 1998 : « Quelques minutes, pour exorciser la peur la mort. Quelques minutes, pour s’exercer à mourir. Quelques minutes, pour mourir… dans le vivre. » Vie, mode d’emploi.

Son travail conjugue le corps en mouvement (ses apparences, ses profondeurs, son poids…) et les machines qui permettent de défier les limites. Carnet de Voyages (2005), expose tous ses joyeux efforts pour apprivoiser la force gravitationnelle avec une caméra : cadrage, décadrage. Cette volonté farouche d’en découdre avec la réalité, de s’arracher de la terre, n’est jamais gratuite. Quelques babils de médias nous rappellent la sombre actualité environnante. C’est bien sûr aussi de cette gravité-là qu’elle cherche à se départir. Sauts, chutes, rebonds. Légèreté, mode d’emploi.

Manon Labrecque fit aussi métier de journaliste d’investigation pour son Entrevue (avec une célébrité), micro au poing elle se met à l’écoute d’une tomate rouge écarlate comme un coucher de soleil qui sait quelque chose de l’absolue nécessité de se fondre avec la lumière. Cœur du silence, mode d’emploi.

 En 2002, lors d’une résidence en Gaspésie autour du thème H2O ma terre, elle réalise la performance Action ontemplative où elle embarque sur un voilier sans voile. Les mâts supportent quatre lettres rouges gonflées du vent du large : ÊTRE. Dérive, mode d’emploi.

Dans apprentissage (2015), une installation (dessin et vidéo), un corps finit par épouser son ombre. Ce n’est pas une mince affaire. J’interprète : Si tu ne fais pas ce que te dicte une petite voix intérieure, alors ton ombre ne te suivra pas. Quête de la limite de soi, mode d’emploi.

J’ai employé plus haut le terme expérimental pour synthétiser sa démarche. À ne pas confondre avec une appartenance à un courant esthétique. Une expérience est ce qui transforme l’individu qui l’accomplit. C’est un vécu. On ignore avant ce qu’il en sera de soi après. Les machines (caméra, table de montage…) sont là pour explorer les possibilités du corps et de la pensée, des images et des sons. Dès ses origines, ce fut la mission de l’art vidéo. Beaucoup d’artistes fascinés par les effets spéciaux et le marché de l’art l’ont oublié. Pas Manon Labrecque. Expérimenter, mode d’emploi.

Au début de c’t’aujourd’hui qu’(1999), elle est attablée devant son assiette de soupe préférée. C’est le matin. Elle n’arrive pas à terminer ses phrases. Le langage bégaie. Les images aussi. À la rondeur de l’assiette succède celle de la lune. La soupe tourne, puis la table et l’artiste. De plus en plus vite. Disque affolé qui extrapole, qui explose, qui exprime de sa matière le corps de Manon Labrecque. Elle court. Une œuvre qui témoigne que cette artiste savait allier la grâce et la violence, le quotidien et l’extraordinaire, la lenteur et la fulgurance, la quiétude et le vertige. Son art est l’espace-temps d’une tension. C’est l’endroit où je situe le gisement de sa poésie. Vertige, mode d’emploi.

Pour faire le portrait d’un oiseau, c’est facile, vous peignez une cage porte ouverte, vous attendez qu’il entre dedans et vous fermez. Faire le portrait de ce drôle d’oiseau qu’est Manon Labrecque, c’est une toute autre histoire. Dans un cadre, elle ne tient pas en place. Elle a elle-même essayé pour l’installation S’arranger l’portrait (2008). Sur la tablette d’une cheminée, cinq tentatives, cinq petits cadres numériques. Elle tente de tenir la pose dos au mur. À chaque fois, le mur la rejette, la projette devant ou sur le côté. Les limites ne la supportent pas. Autoportrait, mode d’(in)emploi.

Manon Labrecque, où es-tu ? J’ai fouillé tes images. Sur des sentiers où la pensée s’apaise. Quelque part en Mongolie, dans l’immensité du désert de Gobi. Tu as rejoint les silences nomades que tu as filmés en 2002. Silences qui se faufilent parmi les humains, les bêtes, la terre, le vent, les chants, là où toutes les solitudes sont solidaires. Un détour vers l’ailleurs pour se réapproprier l’extrême lointain qui est en toi. Par-delà les mots. Silences, mode d’emploi. 

Tu as semé des modes d’emploi de la vie, de la vidéo, inimitables. Avec toi, toujours il faut s’égarer des sentiers battus.

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Si vous souhaitez découvrir quelques facettes de son travail, vous pouvez vous rendre sur son site : https://manonlabrecque.com

 Une rencontre hommage est prévue à Montréal le jeudi 5 octobre 2023 de 16 h à 20 h au GIV – Groupe Intervention Vidéo, 4001 rue Berri, local 105.

Image d’entête : touchée, une installation dessins et vidéo de 2015.


18 septembre 2023